Chronique de la famille Cornu de la Grève : Différence entre versions

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Je suis né au village de la Grève, commune de St Martin des Noyers (Vendée), le 24 avril 1908. Mon père avait eu 45 ans 2 jours avant, ma mère était âgée de 33 ans.
 
Je suis né au village de la Grève, commune de St Martin des Noyers (Vendée), le 24 avril 1908. Mon père avait eu 45 ans 2 jours avant, ma mère était âgée de 33 ans.

Version du 21 décembre 2020 à 12:09

La vie de la famille Cornu racontée avec humour par un descendant

Je suis né au village de la Grève, commune de St Martin des Noyers (Vendée), le 24 avril 1908. Mon père avait eu 45 ans 2 jours avant, ma mère était âgée de 33 ans.

Ma sœur Maria était née le 10 mai de l'année précédente. Ma maison natale appartenait à une famille Breteau, que je n'ai jamais connue. La Grève constituait autrefois une paroisse, dont la patronne était Ste Agathe. Le gros du village était construit au sud-ouest du château qui existe encore. L'église n'existe plus, mais la cure a été conservée, et c'est là où j'ai vu le jour. Dans le jardin attenant, mon père m'avait dit qu'il avait trouvé en y bêchant, des pierres de l'ancienne église.

Le seul souvenir de cette maison que je puisse me rappeler, est que le sol de l'intérieur, en était à l'époque recouvert de briques rouges carrées. Souvent nous devions aller, ma sœur, mon frère Séraphin né un an après moi, chez mon oncle Cornu Emmanuel, qui n'avait pas d'enfant, et qui habitait à côté, dans une grande ferme.

Notre famille y était installée depuis longtemps. Mon oncle Emmanuel, qui était mon parrain avait succédé à son père, Jean-Louis Cornu ; celui-ci avait succédé à son beau-père : mon arrière-grand-père Breteau, qui avait pris la suite de mon tri-aïeul Herbreteau. Je n'ai jamais consulté d'archives à ce sujet, ces renseignements m'ayant été donnés par mon père. En tout cas, cela nous remonte bien des années antérieures à la Grande Révolution. Je n'ai pas connu mon grand-père Cornu, mais son épouse, ma grand-mère paternelle née Breteau Geneviève, m'a souvent donné du pain trempé dans du lait sucré. Elle était toujours assise dans le coin droit de la grande cheminée, elle n'avait plus guère de dents, et en râpant des pommes à couteau, elle nous en donnait une bonne bouchée de temps en temps, et nous nous tenions à côté d'elle, pour en avoir le plus possible.

Les grands-parents de ma grand-mère Geneviève avaient fui dans la forêt du Détroit, avec leur fille qui était donc la mère de ma grand-mère Geneviève, afin d'échapper aux soldats pendant la Grande Révolution (Guerre de Vendée).

Ma grand-mère n'avait jamais bu une seule goutte de vin dans sa vie. Née en 1828, elle devait mourir en 1918 dans sa quatre-vingt-dixième année, et dans son grand lit à quenouilles placé à droite de la grande cheminée. Si je n'ai pas connu mon grand-père Cornu, j'ai su qu'il avait été domestique dans une ferme à la Noue-Etienne, à deux ou trois kilomètres de la Grève, qu'étant jeune, il portait des cravates rouges. Il passait pour avoir eu beaucoup d'initiatives, et aimant bricoler, travailler le bois, le fer, etc. Il avait acheté un manège pour battre le blé de sa ferme, et il passait en faire autant dans d'autres fermes. Il n'avait jamais été à l'école pour apprendre à lire et à écrire, mais il avait suffisamment acquis de connaissances cependant pour tenir une comptabilité bien serrée, et comme conseiller d'accompagner au lutrin les chants religieux pendant les offices des dimanches et des grandes fêtes.

Il est mort à l'âge de soixante-quinze ans, en laissant à ses enfants quelques bons terrains, qu'il avait achetés, à proximité du village : le Pré du Puits, le Grand Champ, le Pré de la Fenêtre, le champ de Sippé, et une maison de deux pièces et de deux greniers qu'il avait faite construire à cent mètres environ de sa ferme, en allant vers St Martin.

Célestin Hermouet, cousin germain de mon grand-père, disait de son oncle, mon grand-père Cornu, qu'aux vêpres, il chantait « Cornu est juste », au lieu de dire « Cornu ejus ». Ce cousin Hermouet était un petit bonhomme, travailleur, mais de courte vue, ironique et railleur, qui se rattrapait un peu tard, parce qu'il avait peut-être courbé plus d'une fois devant son oncle par alliance.

Mon grand-père paternel avait beaucoup amélioré sa ferme, ce qui lui permettait parfois de réaliser jusqu'à trois cents hectolitres de grains. Il passait pour un des plus riches fermiers de sa commune. Sa ferme appartenait à une famille Trastour, de Montaigu en Vendée. M. Trastour avait eu pour gendre M. Gauducheau, juge d'instruction au Havre ; celui-ci a eu ensuite pour gendre M. Ledoux, un des premiers Présidents à la Cour de Cassation, qui exerce encore actuellement avec son fils, aussi dans la magistrature, au Palais de Justice à Paris.

Je disais donc que j'allais souvent voir ma grand-mère Geneviève. Là j'ai connu la servante Marie Lumineau que j'appelais Peillie, me souvenant de ne pas pouvoir l'appeler « Marie ». Elle me lavait de temps en temps, avec mon petit frère et ma petite sœur dans un grand chaudron, et au milieu de la grande salle commune, où chacun allait et venait. Tout nu naturellement, je me souviens que je me sentais gêné quand les grandes personnes passaient à côté de nous.

Environ quarante-deux ans plus tard, je devais rencontrer à la gare Montparnasse, à Paris, le fils de Marie Lumineau employé de chemin de fer, que je n'avais jamais revu depuis vingt-cinq ans.

Vers l'âge de trois ans, je souffrais de la teigne de lait, les bobos me couvraient l'abdomen. J'avais dû commencer à porter des culottes, car j'avais été fort offusqué d'être conduit en jupe chez le médecin de famille, le Docteur Delaire, par mon parrain, en voiture à cheval. Je me suis encore trouvé bien plus vexé quand le docteur traitant souleva ma jupe pour regarder mes bobos. Le Docteur portait une grande barbe. J'accompagnais souvent aussi une autre bonne, Marie Guérin, qui gardait les bêtes aux champs. Mais seule une sortie dans les champs de Sippé, m'est restée fidèle, marquée par des roulades sur l'herbe du champ.

Nous allions à la messe, où, de ma place, encadré par mon parrain et ma marraine assis sur le banc familial, vers le milieu de l'église, j'ouvrais de grands yeux sur l'officiant et la petite porte du Tabernacle, en me demandant ce qu'il pouvait bien y mettre, en ouvrant cette porte.

Vers ces moments, mon parrain faisait construire une petite maison bourgeoise au village de la Garmitière. Ils devaient souvent parler de leur futur « château », car dans les premiers chants liturgiques de la Messe, des mots chantés et ayant une consonance proche de celle du mot « château » me frappaient, et je demandais à nos tuteurs, si à la Messe, les gens causaient aussi du futur « château ».

Je devais avoir environ trois ans quand mon père quitta la maison de la cure, pour habiter dans une maison située à environ cent mètres de là, à droite en allant vers Fougeré, et appartenant à Auguste Cornu avec lequel nous étions sans parenté. C'est dans cette maison que je me souviens d'avoir vu une vieille lampe à pétrole sous la plaque de la cheminée, et d'avoir entendu de cette maison, le chant au crépuscule, des grillons du foyer (âtre), et celui varié des bestioles sortant plutôt le soir, et habituées des jardins d'à côté.

De là, mon père alla habiter dans la maison construite par mon grand-père Cornu. Cette maison touchait presque à celle de la cure. Nous ne devions pas y rester longtemps ; habitué à voir des rideaux au lit, je trouvais étrange de les en voir démunis.

L'installation semblait donc provisoire. Un jour, pendant que je jouais au bord de la mare, située sur le bord de la route, en face de la maison, je tombais la tête la première dans l'eau, après m'être juché sur une grosse pierre placée là dans l'eau, pour empêcher les attelages d'aller plus avant. Heureusement que la mare était peu profonde dans cet endroit, et je m'en tirais bien.

Je commençais aussi à aller à l'école maternelle, où Mademoiselle Eugénie nous apprenait à lire. Les premières lettres de l'alphabet me donnaient peu de difficultés, mais je m'embrouillais facilement dans les x, y et z, aussi, quand nous arrivions à ces lettres, inscrites sur le tableau noir que nous entourions, je ne me hasardais pas trop vers les premiers rangs. Ernest Piveteau, mon aîné de trois mois, et qui devait devenir en 1919 mon camarade de première communion, et Clovis Gendronneau qui habitait le bourg, de mon âge aussi, en connaissaient plus long que moi, et j'étais soulagé quand la maîtresse d'école les interrogeait. Clovis Gendronneau devait mourir vers 1940, à Fontainebleau, où il était adjudant-chef dans l'artillerie.

Les bancs de l'école étaient placés perpendiculairement au bureau de la maîtresse, les petits garçons à sa droite, les petites filles à sa gauche. Les plus petits placés sur les premiers bancs. Nous avions deux kilomètres cinq cents à parcourir pour nous rendre à l'école.

La mort d'un petit Cousseau, de mon âge, et habitant la Grève, m'avait beaucoup affecté. J'avais joué souvent avec ce petit camarade.

Au cours de l'hiver 1911-1912, je me souviens d'être monté sur le pailler en compagnie de Pierre, domestique de mon parrain. Il faisait froid, et il y avait de la glace où l'eau avait pénétré dans la paille. Pierre coupait cette paille avec un grand couteau spécial, en suivant régulièrement une coupe commencée du haut.

Je me souviens très bien du repas de ma cousine Agathe Chailloux, à la Brosse-Veilleteau, des Essarts. Elle était la filleule et la nièce de mon père. Je devais être âgé de quatre à cinq ans, j'eus une discussion avec un enfant du même âge à peu près, au sujet d'une petite brouette.

Nous devions quitter la Grève le 23 avril 1912, pour habiter à Chadenac, canton de Pons (au sud de Saintes), Charente Maritime, où mon père avait acheté une propriété de quatorze hectares, dans le village de St Riche. Auparavant, il avait vendu tous ses biens de la Grève.

Je ne me souviens pas des préparatifs de départ. Le courrier à cheval reliant St Martin à la gare de la Chaize avait dû avoir du retard quand nous partîmes pour la Saintonge. Mon père prit un billet pour la Roche-sur-Yon, mais en arrivant sur le quai, le train partait, nous n'avions pas le temps de le prendre, et je vois toujours mon père qui courait et appelait, en levant les bras, le long du train, pensant que le convoi allait s'arrêter. Dans cette situation, je pleurais beaucoup. Une personne conduisant une voiture à cheval, venue à la gare de la Chaize, pour le transport d'un corps mort (ce n'est que longtemps après que j'ai su ce que ces deux mots voulaient dire : personne défunte), nous emmena à la Roche-sur-Yon ou à St André d'Ornay, à deux kilomètres de la Roche, commune natale de ma mère que je ne devais jamais connaître. Au cours de ce petit voyage, je remarquais un beau calvaire entouré de cyprès, aux abords du bourg de la Chaize.

En nous rendant en Saintonge, je me souviendrai toujours d'être passé sur une grosse rivière, et qu'en même temps, je voyais des gros bateaux sur la rivière, et la mer. Plus tard, j'appris qu'il s'agissait de l'embouchure de la Charente, rivière importante, se jetant dans l'océan, à Tonnay-Charente. Mon impression était restée bonne, car en allant de Pons à Nantes en 1949, je reconnus de suite ce paysage, et tel que je l'avais vu pour la première fois.

Je devais vivre seul avec mon père, à St Riché, pendant deux ans, de 1912 à avril 1914. Le site du village était joli. Il y poussait de grands arbres, chênes, ormeaux, châtaigniers, figuiers, et il y avait de la vigne. Le terrain était calcaire, et par-ci par-là, on voyait de jolies sources d'eau très claire, dans laquelle vivaient des vérons, le long des rigoles, je construisais parfois des « abotais ».

Notre maison était spacieuse, deux pièces principales bien exposées, puis une bergerie, des servitudes, les écuries ; un peu à l'écart, la bergerie où nous avions des moutons. L'ensemble constituait les deux côtés d'un carré, orientés l'un vers le sud, l'autre vers l'ouest, les deux autres côtés étaient en partie clos par un mur. La maison voisine la plus proche en était à cinquante mètres environ.

En entrant dans cette propriété, il y avait un jardinet du côté droit, où on pénétrait par une petite porte que mon père avait fabriquée avec des douves de tonneaux. Je me souviens d'avoir cueilli des tomates bien rouges, avec lesquelles mon père faisait de la bonne soupe.

Je ne tardais pas à fréquenter l'école primaire à Chadenac, situé à trois kilomètres environ de St Riché. Mon institutrice s'appelait Mme Egreteau, et son mari M. Egreteau enseignait aux élèves plus grands. Ils avaient en particulier un fils avec lequel j'avais dû jouer, et que je devais revoir en 1940, en mai, à Levignen, dans l'Oise, comme sous-lieutenant de réserve, au cours de la guerre 1939-1945. Intrigué en entendant prononcer le nom d'Egreteau, je demandais à cet officier d'où il venait. Emu au cours de notre conversation, il m'annonça qu'il n'avait jamais entendu parler de son père tué au cours de la guerre 1914-1918, et que sa mère s'était remariée à Rochefort-sur-Mer. Avec la débâcle, je ne devais plus revoir cet officier.

L'école de Chadenac était bien située, un peu isolée et à côté d'un boqueteau. Pour y aller, nous passions par un village appelé «Grégorie» et où il y avait des « pros » (dindons) qui parfois couraient après nous et nous faisaient peur. Pendant assez longtemps aussi, des ouvriers travaillaient à la construction d'une route, à la sortie du village de St Riché, vers Chadenac. Je portais un sac en cuir, et une casquette de collégien. Je me souviens très peu de mes petits camarades d'école. Petits garçons et petites filles fréquentaient la même classe. Je partais souvent avec une petite Thérèse ... et les petites Marguerite et Madeleine Seure, qui devaient habiter vers la quarantaine d'années au numéro deux, avenue de Noneville à Freinville Sevran (Seine-et-Oise) (renseignements trouvés en 1953 par le chef Soupe), originaire de Pons et un petit garçon de mon âge nommé Loulou Joly, que je devais revoir en 1949, au cours d'une brève visite à St Riché. Une fois, notre institutrice m'avait donné un modèle d'écriture, je n'avais qu'à remplir la ligne en regard du modèle donné, mais je débordais le cadre, en recommençant en fin de travail, le début de ce même travail. Je ne fus pas grondé pour cela.

Deux bonnes personnes, M. et Mme Beloteau, habitants de St Riché, nous avaient pris en amitié. Je les appelais : parrain et marraine, et ils venaient souvent à la maison. Je me revois aussi souvent chez eux, où mon « parrain » m'apprit à jouer de la toupie, et de la faire ronfler en décrivant de grandes courbes.

Souvent je demandais l'âge de mon père, car je ne pouvais jamais croire qu'il avait déjà cinquante ans à cette époque-là. Je lui disais qu'il ne devait en avoir que trente-deux, ne comprenant pas encore que mon père ne s'était marié qu'à l'âge de quarante-cinq ans.

Un jour, mon père eut une discussion avec le père de Loulou Joly au sujet d'un instrument oratoire appartenant à mon père, pris par Joly sans autorisation. Nous étions chez Joly, cet homme violent prit une chaise pour frapper mon père, et finalement le bouscula violemment de chez lui, en le faisant tomber par terre. Je pleurais chaudement, mais outré et résolu ; et au retour à la maison, j'aidais mon père pour ce que je pouvais faire et lui être utile.

Au cours d'un bref voyage à St Riché en 1949, alors que j'étais adjudant de Gendarmerie, je rencontrais dans ce village, le père Joly, que le hasard peut-être, m'avait fait connaître après être resté trente-sept années sans le voir. Il m'emmena déjeuner chez lui. Nous parlâmes du passé, sans faire allusion au différend survenu entre mon père et lui. Le grand-père Joly semblait très ému, et son épouse pleurait. Je fus très bien reçu, et invité chaudement à revenir les voir.Quant à Loulou, le fils, il se rappelait à peine de moi.

A la messe dans l'église de Chadenac, j'accompagnais mon père et M. Belloteau. La liturgie m'impressionnait vivement, et je savourais les petits gâteaux (que nous appelions « croquettes »), distribués au cours des offices.

Le maréchal des logis-chef Soupe, originaire de Pons, en garnison à Plessis-Robinson, a bien connu M. Belloteau.

La première fois que je me souvienne d'avoir mangé de la bonne crème fouettée, ce fut chez une vieille demoiselle nommée Roux, très sympathique, et lors de la fête du village. La famille Boudeau Charles, originaire de la Grève, de St Martin, habitait dans la maison la plus proche de chez nous. Il y avait plusieurs grands enfants, j'étais souvent témoin de leurs jeux. Un jour qu'il faisait beau, ils s'amusèrent à se jeter des seaux d'eau par la figure. J'ai connu particulièrement Maxime, qui devait être tué pendant la guerre 1914-1918.

Un jour, mon père causait avec un chasseur, à proximité de notre maison. Ce chasseur me donna, malgré mes protestations, un pigeon qu'il avait tué. Je ne pouvais pas croire que cet oiseau fut mort, et le soir même, je le reportais à l'endroit où il m'avait été donné, et le déposais au pied d'un pommier. Je pensais que là, il guérirait et s'envolerait. Le lendemain à l'aube, il n'y avait bien entendu plus de pigeon, et mon père, qui n'était pas au courant de ce que j'avais fait, me dit que des chiens ou des chats avaient dû manger ce pigeon.

En 1949, le pommier n'existait plus, sauf un moignon du tronc. Nous avions un pré donnant de mauvais foins, le long de la route bordée de grandes souches, à Pons. En rentrant les foins, une charrette chargée se renversa dans le pré. Comme il y avait huit kilomètres environ pour retourner à la maison, je montais sur la charrette, où je m'endormis une fois au cours d'un transport. Pendant mon sommeil, et remué par les cahots du véhicule, j'étais sur le point de tomber d'une hauteur d'environ quatre mètres. Mon père s'en aperçut à temps, et m'attacha à la perche retenant le foin. Au début de 1912, mon père vendit sa propriété huit mille francs, (il l'avait achetée 4puze mille francs) à un nommé Baudoin, originaire des Deux-Sèvres. Mon père ne faisait donc plus guère de travaux dans la ferme, il travaillait à la journée, chez M. Billard, à Chadenac, pour y planter de la vigne. Il partait de bonne heure.

Je dormais toujours avec mon père ; une fois, en me réveillant le matin, je vis qu'il n'était pas. Je pleurais beaucoup, et l'appelais en criant. Il ne tarda pourtant pas trop à revenir.

Je savais très bien que je ne tarderais pas à quitter l'école de Chadenac, mon assiduité au travail s'en ressentait.

Je me souviens très peu du jour du départ et du voyage pour revenir en Vendée. Mais je me souviens exactement de notre descente du courrier à cheval, à la Garmitière, chez mon parrain Emmanuel. Nous avions emporté avec nous un sac de noix (il y avait beaucoup de noyers à Chadenac), et l'on se moquait un peu de moi, car pour dire toi, je disais toué, pour dire moi, je disais moue. Dans le patois Vendéen, on dit ta, ma.

A son retour en Vendée, mon père travailla chez son frère, mon parrain Emmanuel, pendant trois ans, de 1914 à avril 1917 ; ma sœur aînée continua d'habiter avec mon parrain, mais mon petit frère Séraphin et moi demeurions avec notre père, dans une maison éloignée de deux-cents mètres environ de la demeure de notre parrain, (village de la Garmitière)

Je repris le chemin de l'école maternelle que j'avais fréquentée avant mon départ en Saintonge, et je préparais ma petite communion.

Je me souviens très bien de la déclaration de guerre. Des personnes pleuraient, notamment Georgette Roger, qui devait ensuite se marier avec un commerçant en volailles, Alphonse Debien. Les mobilisés partaient, quand ils revenaient en permission, leur uniforme comportait encore le képi et le pantalon rouge, la veste bleu horizon ; certains même avaient leur baïonnette sur le côté. A la sortie de la messe, sur la place de l'église, je remarquai l'un d'eux, nommé Clovis Gautreau, qui devait être tué au cours de cette guerre.

Les réquisitions battaient aussi leur plein. Mon parrain Emmanuel conduisit un jour sa charrette remplie de haricots, de blé, de millet, et tirée par sa belle jument « Bichotte », au bourg de St Martin ; tout l'ensemble avait été réquisitionné.

Des familles de réfugiés belges ne devaient pas tarder à arriver. J'ai connu les familles Gilloën et Dantark.

Je fis donc ma petite communion. Après la cérémonie, je buvais un bon café chez Adelina Denis qui devait se marier, à la quarantaine d'années passées, avec M. Fruchard, propriétaire aux Touches. J'ai beaucoup apprécié ce café, dont j'ignorais avant à peu près le goût. Mon père prit ensuite l'habitude de nous en donner tous les dimanches matin. Cela ne constituait donc plus un luxe comme auparavant.

Les jeudis et pendant les vacances, nous passions bien souvent notre temps à jouer dans le pré situé juste derrière la maison de mon parrain. Il y avait deux grands chênes au milieu de ce pré, nous y montions souvent, et en descendions parfois par les branches, au bout desquelles nous nous suspendions. Avec quelques objets hétéroclites que nous baptisions : locomobile, vanneuse et monte-paille, nous jouions à la machine à battre le blé ; l'un de nous assis sur un petit banc, brassait quelques poignées de foin ou de paille, l'autre faisait glisser cette paille ou ce foin le long d'une planche, pendant que l'autre imitait les bruits d'une machine à vapeur. Celui qui était assis sur le banc ronronnait comme la vanneuse.

Un jour, avec quelques planches placées en appentis le long de la maison de mon parrain, nous construisîmes provisoirement un atelier de forge.

L'outillage consistait en un marteau ; la matière : un petit train que mon frère avait reçu de son parrain, notre oncle Auguste Guillet, demi-frère de ma mère. Il ne fallut pas longtemps pour aplatir le train avec le marteau.

Un jour que nous étions seuls, nous fouillâmes dans un tiroir de buffet placé dans la « souillarde » chez mon parrain. Nous y prîmes une pièce de monnaie de couleur argentée dont nous ignorions la valeur, nous nous rendîmes chez l'épicier du village, nommé Gérédon, mais surnommé «l'empereur». En échange de notre pièce de monnaie, nous obtînmes un paquet de bonbons, assez respectable. En nous voyant croquer ces sucreries, mon parrain flaira quelque chose d'irrégulier, et en grondant, nous dit qu'il ne fallait pas fouiller dans des tiroirs pour y prendre des choses qui ne nous appartenaient pas, et que cela était bien vilain.

Souvent un menuisier nommé Blanchet venait à la maison. Il apportait des illustrés et nous regardions les images avec avidité.

Brusquement, un jour mon père tomba malade. Ma tante des Touches me fit venir chez elle. Je dormais dans le même lit que mon cousin Adolphe Chaillou, mon aîné de cinq ou six ans. C'est là que je me rappelle avoir vu un jour le père d'Adolphe, mobilisé, venir en permission.

Mon parrain disait sa prière en se déshabillant. Les gestes rituels de la prière ne l'embarrassaient point, quand il se soulageait par des pets bruyants, mais rarement malodorants. De la cuisine, où il laissait ses habits, ses sabots, etc., il se rendait dans sa chambre à coucher. Jamais je ne l'ai vu défaire la couverture de son lit pour s'y coucher. Il appelait plutôt ma marraine, et se grattait en attendant que le lit fût prêt.

Après ma petite communion, j'accédai à l'école, dans une classe supérieure. Notre institutrice s'appelait Madeleine Reverseau. Elle avait un faible pour les enfants proprets et bien peignés. Mon père nous coupait les cheveux. Un jour, notre institutrice nous demanda, à mon frère et moi, qui nous les coupait ; les coups de ciseaux étant sans doute trop marqués.

Nous prenions nos repas du midi sous le préau, où nos sacs (gougettes) étaient accrochés. Le menu était peu varié : un quignon de pain dans lequel on pratiquait un trou pour y mettre du beurre, quelquefois un œuf dur en supplément. Un jour que ma marraine était malade, mon parrain nous remit des œufs en partie couvés, qu'il avait pris dans le poulailler. La cuisinière de nos enseignantes, Mlle Joséphine, nous donna un peu de confiture en compensation. Mlle Joséphine avait bon cœur, mais elle était rude, et giflait souvent le neveu de la directrice Mlle Bonnet, Pascal Gay, lequel avait besoin d'être dressé.

Le menu du midi ne nous mettait guère en appétit, mais à la sortie de l'école, nous avions grand’faim, et savourions le pain, même le pain sec. A la sortie du bourg, nous passions souvent par les souterrains pratiqués à la longue, par les enfants, dans les grandes meules de paille et de foin installées par la réquisition.

Une fois, au tournant d'une route, deux représentants de l'ordre, qui passaient à cheval, me virent en train de satisfaire un besoin bien naturel. Tout en étant accroupi, je les saluai cependant bien poliment en ôtant ma casquette. Un peu confus, je vis mal leur réaction, s'ils en eurent. Mon parrain avait un petit chien qu'il appelait «Kiki». Ce petit chien suivait partout son maître. Si celui-ci disait : «Acha ! coquin ! ti bonhomme», Kiki vibrait et se mettait à fouiner et à fouiller partout. C'était un vrai ratier.

Notre parrain nous taquinait souvent, mon petit frère et moi. A Séraphin, le plus câlin, il disait souvent : «c'était un gourdin», ou bien, «c'était un officier de paix», ou un «cuisinier de la nappe sale», «Oh le gredin». Quand il nous traitait ainsi, c'était qu'il se trouvait être de bonne humeur. A l'un et à l'autre, il disait bien aussi : «Oh le sacré tiu-sale !».

A l'école, c'était à qui, parmi nous, avait un parent marquant. Je faisais état d'avoir un oncle dans les dragons (mon oncle maternel Eugène Guillet), un cousin dans les cuirassiers (mon cousin germain Félix Chaillou), qui devait être tué pendant la guerre 1914-1918.

A force d'entendre et de voir passer les voitures hippos des paysans qui se rendaient à la messe, le dimanche, mon parrain les reconnaissait sans les voir. Il disait : tiens, ce sont les Pennerie qui passent, ou Toiré, le Détroit, les Fonteny, l'Hommelet, etc. Il désignait les gens par les noms de leur village.

En se préparant le dimanche, pour aller à la messe, mon parrain soufflait toujours, en cirant ses chaussures et en s'habillant, ma marraine lui apportait tous ses habits, et lui mettait son plastron, son col, et sa cravate. La bonne odeur du cirage ne sentait que le dimanche.

Mon parrain aimait beaucoup les huîtres, qu'il achetait à Maury, ou à Travers. Il satisfaisait ce penchant, surtout quand il allait à la première messe, célébrée de bonne heure. Il nous en donnait de temps en temps, mais pas beaucoup à notre gré, et pour mieux savourer sa gourmandise, il s'installait dans la « souillarde », adjacente à la salle d'entrée, sous prétexte de ne pas salir cette dernière.

Un dimanche, à la sortie des vêpres, mon frère et moi fûmes fortement intrigués, à la sortie du bourg, sur la route de la Grève, par la réunion de deux personnes autour d'une caisse en bois. Une charrette sans ridelle, attelée de deux bœufs, s'en retournait après avoir amené là l'objet de notre curiosité du moment. Il s'agissait d'un enterrement, je le sus par la suite, et mon parrain qui assistait, nous dit à plusieurs reprises de partir. Mais nous n'étions pas satisfaits, car on ne nous disait pas de quoi il s'agissait, et sûrement pas de bonnes choses, à voir la mine des assistants.

Mon père travaillait donc chez son frère, mon oncle Emmanuel. Entre eux, l'accord ne régnait pas toujours. Au cours d'un repas, à midi, un beau jour, une discussion s'éleva. Ma sœur, mon frère et moi sortîmes, et nous discutâmes pour savoir lequel des deux que nous aimions le plus, ou de notre père, ou de notre oncle. Ma sœur opina sans hésiter pour notre père, mon frère et moi étions un peu plus embrouillés sur cette question. A la vérité, si notre père nous affectionnait, notre oncle paternel, qui n'avait pas eu d'enfant, était aussi très affectueux pour nous. Il nous aimait sincèrement.

Je me souviens du départ à la guerre, d'Arthur Robert, de la classe 1917, neveu de ma marraine Marie Robert, épouse de mon parrain. La famille Robert battait des haricots secs, par terre, devant leur maison. La maman d'Arthur, Angèle, pleurait beaucoup en tenant dans ses bras son deuxième fils Marcel. A chaque veille de Noël, nous nous réunissions autour de l'âtre. Mon père et mon parrain chantaient : «II est né le divin Enfant», ou le «Gloria in excelsis Deo», etc...

Une fois, à l'occasion de cette fête, nous avions construit une toute petite crèche, où figurait la Sainte Famille, en sucre, et colorée. L'hygiène la plus simple aurait voulu que nous consommions ces sucreries aussitôt après la fête, et non d'attendre qu'elles soient couvertes de poussière. Lassée de cet état de choses, ma sœur trancha d'un bon coup de dents, le petit Jésus. A mon frère et à moi, l'envie ne nous manquait pas d'en faire autant, pourtant, nous approuvâmes notre marraine qui avait grondé notre sœur. La partie restante du petit Jésus fut replacée dans la crèche, et nous consommâmes ces friandises quand elles commencèrent à fondre, et recouvertes d'un peu plus de poussière.

Un jour, le métayer de Jousseaume, le Père Moreau, qui habitait la Garmitière, passa sous une charrette de bois qu'il venait de chercher dans la forêt du Détroit. Il avait été gravement blessé, et portait des taches de sang sur son visage et sur ses habits.

Souvent, nous allions fouiller dans le grenier de mon parrain. Il y avait des livres que nous lisions, et de belles histoires et revues comme « le Pittoresque ». Les livres ont dû être dispersés à la mort de mon parrain, en 1933 (mars).

Mon père et mon parrain avaient des moutons. Tout-petits, ces moutons étaient bien agréables, je me mettais par terre, à quatre pattes, pour jouer avec l'un d'eux, un mâle brun. Tête contre tête, nous nous poussions, mais un jour, le mouton, qui grandissait plus vite que moi, me bouscula sévèrement. Je fus bien obligé de cesser ce jeu, plus naturel chez les moutons que chez les enfants.

Un dimanche, pendant les vêpres, en accompagnant de la voix le chantre, je répondis seul au prêtre officiant, le chantre s'étant trouvé distrait à ce moment. Ce chantre s'appelait Lardière, il avait succédé au père Neau.

La maison de mon parrain était une jolie maison bourgeoise, mais dépourvue de confort intérieurement. Deux grandes caves au sous-sol, le palier surélevé comprenait la cuisine, la souillarde, deux belles chambres, dont une appelée «chambre à la cire», tellement elle était reluisante ; verni au plafond, plancher de chêne ciré. De temps en temps, nous apportions notre contribution à cet entretien, en frottant avec des chiffons ce fameux parquet dans la position «à genoux». On entrait religieusement dans cette pièce. Sur la cheminée, une photo agrandie de mon parrain sur le côté droit, une photo agrandie aussi de ma marraine sur le côté gauche. Entre ces deux cadres, la perspective du «château», comme nous appelions cette maison. Des deux lits, blancs étaient les rideaux, les couvertures, édredons, oreillers, etc... Mon parrain et ma marraine réservaient cette pièce pour les visiteurs de marque, et pour abriter les mariés de leurs parents ou de leurs amis, le soir de leurs épousailles. Au premier étage, deux greniers.

Les fenêtres de cette pièce étaient rarement ouvertes. En rentrant un soir de l'école, et ma marraine étant absente, je fis visiter ce haut lieu aux petits Suire, de la Grève. Ils étaient ébahis, et j'en éprouvais une grande satisfaction. Nous causions tout bas. En haut de la façade principale, deux lettres : C.R. (initiales de Cornu-Robert).

Au moment des Rogations, nous assistions tous les trois à ces processions dans la campagne. Lieux du rendez-vous : le calvaire vers la route du cimetière, celui de la Braconnerie, celui de la Patte d'Oie. Pendant la procession, les cloches sonnaient de façon monotone, ma sœur accompagnait pas bien haut bien entendu cette monotonie en fredonnant, ma-ré-cha-le-rie, Roy et Gen-dro-nneau... Une enseigne titrant cette profession et ces noms, située sur l'un de ces parcours, avait sans doute suscité chez ma sœur cette petite fantaisie. Le 23 avril 1917, mon père quitta la Garmitière pour habiter dans une petite ferme, à la Guillonnière, village de deux fermes, situé à un kilomètre environ à l'ouest de la Garmitière. Aucune route, l'accès se faisait par de mauvais chemins très boueux en hiver. Pour aboutir à la route, nous passions par les champs longeant les chemins. Les clôtures de ces champs constituées par des haies étaient interrompues par des « échaliers », placés sur les passages que nous utilisions à pied. Cette petite ferme comprenait environ sept hectares. Une partie des bâtiments était accolée à la ferme voisine, qui était occupée par la famille Eugène Roger, laquelle comptait cinq enfants : Adeline, Eugène, Clarisse, Jean, Clémence, et Robert. Ils étaient nos aînés de quatre à dix ans, sauf Clémence, née en 1909, et Robert qui devait naître vers 1919-1920.

Donc, le 23 avril 1917, après être partis à l'école, de la Garmitière, nous rentrâmes le soir à la Guillonnière, conduits par Clémence Roger, notre nouvelle petite voisine. Notre sœur continuait de vivre à la Garmitière, avec son parrain et sa marraine. Nos parents des Touches, à la Grève, avaient aidé mon père dans son déménagement, ainsi que mon parrain. Une dizaine de parcelles de terre bordaient les bâtiments de la fermette, surtout côtés ouest et sud.

Pendant la première année que nous habitâmes à la Guillonnière, nous allâmes aux noces de Laurentine Thigaudeau de la Grève, filleule de mon père. Elle s'était mariée avec Auguste Neau. Cette famille avait émigré ensuite à Sauveterre de Guyenne, Gironde. Nous fûmes photographiés avec mon père, après le repas de midi.

Mon père loua une bonne, Louise Soulard, du village de la Barre, de St Martin, âgée de 24 à 25 ans, pour les travaux du ménage et de la cuisine. Auparavant, elle avait été bonne à la Roche-sur-Yon. Mon père avait indisposé sa famille en gageant cette personne, dévouée et honnête, mais peu intelligente, pendant trois ans environ.

Nous eûmes un bon chien de berger, Toto. Mon père l'avait eu à la Grève, chez le fermier Jean Chaillou. Inutile de dire que mon frère et moi jouions beaucoup avec ce petit chien. Mon père lui avait coupé la queue, pour qu'il ne salisse pas les meubles en se secouant dans la maison. En soufflant, teuf ... teuf ...teuf... sur un objet en bois que nous jetions dans l'eau, Toto s'y jetait aussi, et nous le rapportait. Même chose pour les cailloux et les pierres que nous jetions ; il les rapportait.

A côté de la maison se trouvait une petite carrière très poissonneuse. Nous y péchions souvent, avec des moyens très rudimentaires, une longue baguette en osier, avec une épingle recourbée au bout du fil fixé à la baguette. Les poissons mordaient, mais nous en prenions bien plus avec le carrelet (filait de quatre mètres carrés) que l'on déposait sur le fond de la fosse. Quand les poissons frayaient, ils se promenaient par bandes, presque au ras de l'eau. Il était difficile d'en prendre à ce moment-là.

Isolés des routes, nous nous plaisions bien à la Guillonnière. Il y avait beaucoup de cerisiers sauvages dans les haies de notre ferme. Parfois, quand nous rentrions de l'école, à la saison des cerises, mon père coupait des branches chargées de fruits, qu'il déposait sur la table, ce qui ne nous empêchait pas, le jeudi, de nous servir nous-mêmes, dans les cerisiers. Ces agapes champêtres avaient parfois des conséquences digestives inattendues, comme celle que supporta un jour ma sœur, qui jouait à la poupée, au pied d'un cerisier où j'étais grimpé pour y consommer des fruits, outre mesure. Ma sœur reçut sur sa robe la plus grande partie du produit de ma rapide digestion.

Un petit camarade nommé Marius Ratouit, devait me jouer le même tour. Tout était resté sur mon épaule droite ; il la nettoya bien, et avec son «mouchoir». Pendant les vacances (août et septembre), en gardant nos vaches, nous rencontrions souvent nos petits camarades des fermes avoisinantes : nos cousins Marcel et Maurice Sorin de la Grève, Ernest Piveteau du Ceriselet, Camille Piveteau, de la Garnerie, Marius et Albert, de la Grève, Alfred et Joseph Chatevaire, de la Grève, un petit Tessier, aussi de la Grève, et les deux frères, Albert et Marcel Suire. Toute la journée, nous restions dans les prés du «Bois-Valet», en bordure du ruisseau coulant de la Garnerie vers la Grève. Nous emportions du pain et du beurre. Nous faisions du feu pour y faire «grâler» des pommes de terre, ou griller notre pain. Dans les haies, nous trouvions toujours quelques fruits : prunes, prunelles, nèfles, etc... Parfois, nous nous amusions à construire de petites maisons en «plisses» - morceaux de terre et de gazon découpés, que nous empilions les uns sur les autres. Nous jouions aussi aux barres, à la guerre, etc...

Avant l'arrivée de la bonne, mon père nous envoyait voir sa sœur, notre tante Eulalie. En y allant, nous passions par Raîne, où vivait encore à l'âge de quatre-vingt-dix ans, une sœur de notre grand-mère paternelle, Geneviève, de la Grève. Arrivés aux Touches, notre cousine germaine Marcelline, fille de notre tante Eulalie, procédait à notre nettoyage. A neuf ou dix ans, on ne pense guère à plaire. Ma cousine nous faisait couper les cheveux « à rac », puis elle procédait au dépouillage. Vis à vis de mon frère, je sortis un jour grandi par cette opération, ayant eu moins de poux que mon frère, sur lequel ma cousine en compta trente-deux, cette fois !

Une fois, mon père me gronda sévèrement, pour une chose dont je ne me souviens plus. En tout cas, je ne prenais pas mon repas du soir, et allais me cacher dans la grange, au pied du tas de foin, pour y passer la nuit (j'avais neuf ans). Mon père et mon frère se mirent à ma recherche avec une lanterne. Séraphin me dénicha en criant «Néné», le voilà. Je fus touché et soulagé. Nous étions bien contents tous les trois. Dans le grand chêne, je vis, un jour de printemps, un nid de geais. Le geai se domestique facilement. Quand la mère apportait de la nourriture, les petits croassaient fort. J'avais l'intention de mettre ces petits oiseaux en cage, et pour m'assurer qu'ils seraient vigoureux pour résister, je les attachai sur leur nid, un peu avant qu'ils puissent s'envoler. Au cours de cette opération, les parents tourbillonnaient autour de moi, les ailes heurtaient parfois mon visage. Les parents continuaient de nourrir leur progéniture. Souvent j'allais voir ce qui se passait. A chaque fois, le père et la mère m'entouraient et criaient.

Je mis mon père au courant de ces projets qu'il n'approuva pas, en me disant qu'il ne fallait pas faire de misères aux oiseaux. Je libérais les petits geais, sans m'occuper du reste.

Je fabriquais, en abîmant bien souvent les outils de mon père, des carrioles pour jouer. Tantôt celui qui montait dedans pouvait la diriger, tout en étant remorqué, ou bien celui qui la tirait l'emmenait où il voulait avec son contenu, ce qui ne s'effectuait pas sans protestations de la part de l'autre. La guerre influençait aussi mes petites imaginations. Je construisais des canons en bois, des fusils, et des sabres, aussi en bois. Pour percer la pièce de bois destinée à constituer le tube du canon, je montais sur l'établi avec une grosse vrille, et pratiquais un gros trou long parfois de 25 à 35 centimètres. Nous jouions aussi à la guerre. Une fois, dans le champ des Landes, nous nous battîmes à coups de cailloux contre les Mandin (Pierre et le gros Pépé), petits-fils du père Moreau de la Garmitière. Mon petit frère se déchaîna après avoir reçu un petit caillou au visage, ce qui lui fit mal. Quand il pleuvait, nous mettions des petits bateaux en papier ou en bois, et des petits moulins, sur la moindre rigole.

Au début du printemps, quand le pailler ne se trouvait plus qu'à deux ou trois mètres de haut, nous grimpions dessus, et nous roulions jusqu'en bas. Nos petits cousins Sorin (Marcel et Maurice), de la Grève, venaient souvent nous voir, et participaient à ces jeux. La ferme de nos voisins Roger était beaucoup plus grande que la nôtre ; leur pailler était donc beaucoup plus gros, et plus haut. Un jour que nous nous y amusions tout au-dessus, je dégringolais tout en bas, la tête la première. Je m'étais fait mal. De crainte d'être grondé, je n'en avertis pas mon père, et me couchais le soir, en m'enveloppant la tête d'une serviette pour ne pas salir mon oreiller ; la serviette était pleine de sang le lendemain matin. Cette blessure guérit, mais longtemps encore après, le cuir chevelu n'adhérait pas aux chairs, en son endroit. Quand j'appuyais dessus, la peau s'enfonçait en imitant le bruit du papier que l'on froisse.

Nous nous amusions aussi parfois à passer à toute vitesse sous la grosse aiguille (timon) placée horizontalement d'une charrette. Je me relevai trop tôt. Ma tête heurta un crochet d'acier, placé en dessous. Je saignais beaucoup, et le sang coula sur ma cravate, et ma veste bleue, car c'était dimanche, et je me rendais à la messe.

Le battage du blé avait toujours lieu pendant les grandes vacances. Dans les fermes, c'était là l'occasion d'une grande fête. Pour cette circonstance, nous nous rendions chez nos oncles fermiers, et regardions les gens affairés autour de la machine à battre. Assis à côté, pendant des heures entières, nous contemplions surtout la locomobile, vomissant la fumée par une haute cheminée, crachant de la vapeur, et parfois des flammes, surtout quand ses deux grands volants commençaient à tourner, dès les coups de sifflet. Le chauffeur était un personnage important. Il surveillait des grosses montres placées sur sa machine, il tournait et manœuvrait des manettes et des robinets, et bourrait la machine de charbon. Parfois le battage durait jusqu'à la tombée de la nuit. Quand le chauffeur remuait le foyer avec une longue tige de fer, des lueurs rougeâtres en dégageaient et dansaient sur son visage suant et noirci. Sa chemise était noire, et son pantalon de velours aussi.

Une grande courroie reliait donc un des volants de la batteuse à la vanneuse, en entraînant le batteur. Autour de la vanneuse, chacun avait sa place ; les jeunes de treize à dix-huit ans grimpés sur le gerbier, déposaient les gerbes sur la vanneuse, une autre équipe les mettait sur le tablier, mais les tâches de «coupeur» de brin, et «d'engraîneur», étaient confiées à des personnes fournissant un travail régulier, pour ne pas «engouer» le batteur. Un travailleur tirait avec un râteau en bois la balle qui tombait en côté de la vanneuse, et transportée plus loin, ensuite, par deux hommes, au moyen d'une «berne» suspendue à une perche, reposant par chaque extrémité sur l'épaule des porteurs. Un homme âgé, en principe, enlevait la courte paille qui tombait entre la vanneuse et le monte-paille.

Derrière la vanneuse, les fonctions à remplir étaient plus nobles, et étaient tenues par des oncles, frères, ou beaux-frères du fermier. L'un d'eux disposait les sacs, et de temps en temps, il prenait une poignée de grains, qu'il examinait, tout en surveillant le remplissage. L'autre tarait sur la bascule. Enfin, le personnage le plus important tenait la «coche», morceau de bois en osier servant à compter les sacs, au moyen d'une encoche faite au couteau dans le bois, au fur et à mesure de leur enlèvement. J'ai souvent vu tenir cette «coche» par mon parrain, mes oncles Célestin Sorin, Jean Sorin, et Auguste Chaillou. Après la pesée, les sacs étaient ensuite portés dans le grenier par des gars costauds (dix-neuf à vingt-cinq ans), lesquels avaient aussi l'occasion, au cours de leur travail, de causer et de conter fleurette aux jeunesses (s'il y en avait) qui préparaient le repas, sous la direction de la fermière, assistée dans ce grand jour par les tantes et les cousines. Des travailleurs d'âge plus mûr répandaient de façon égale, par couche, la paille amenée par le monte-paille. Le travail à chaque bout du pailler demandait une plus grande compétence, et certains y apportaient tout leur art. Le fils Eugène Roger, par exemple, arrivait à constituer un auvent de cinquante centimètres environ, de très bon goût.

En fin de travail, tout le personnel se groupait autour des grandes tables, bien garnies pour l'occasion. Nous nous approchions aussi, tout en regrettant la fin de cette animation, qui nous intéressait tant. Pourtant nos appétits étaient aiguisés par le millet, et la rouelle aux pruneaux d'Agen, que j'aimais beaucoup. Munis de cuillers, nous finissions, avec nos petits-cousins et cousines, de nettoyer le chaudron qui avait servi à préparer le millet. Je mangeais toujours les pruneaux après la viande.

Une fois, mon frère et moi étions allés à la Grève, voir notre grand-mère paternelle ; notre sœur y était venue aussi. Nous partîmes un peu tard, le soir. Mon frère et moi nous dirigeâmes vers la Guillonnière, par des chemins de traverse ; ma sœur s'en alla en suivant la route menant à la Garmitière, où elle continuait à vivre avec notre tante Marie (ma marraine, que tous les trois nous appelions notre marraine). Arrivés à mi-chemin entre la Grève et la Guillonnière, mon frère et moi eûmes peur, et fîmes aussitôt demi-tour, sous prétexte que nous avions vu un chien enragé, ce qui, sans nul doute, n'était que le résultat de notre imagination déréglée par la frousse. Nous retournâmes donc vers la route suivie par notre sœur, laquelle, bien que seule, jouait à la balotte, en montant tranquillement la petite côte de la Gode. Son calme me stupéfia, et je me sentais honteux de notre attitude. Ce soir-là, nous couchâmes tous les trois chez notre parrain, à la Garmitière.

Notre nourriture était peu variée. Nous avions quand même le café chaque matin. Notre menu déroulait naturellement des produits de la ferme, beurre, œufs, lait, jambon, fressure, pâté, melons (peu de fruits, de salades, ou de confitures, mon père avant de gager une bonne, n'avait que peu de temps de s'occuper de ces choses). Pour tout déjeuner ou dîner, j'ai souvent vu mon père plonger sa cuiller dans le pot de crème ; quelques cuillerées lui suffisaient. A ces produits, il faut ajouter les haricots (mojette), véritable plat régional. La mojette était d'abord cuite dans un pot. Il en restait toujours pour les deux ou trois repas suivants. Alors mon père faisait roussir du beurre dans la poêle, il y jetait la mojette additionnée d'un peu d'eau. Le plat servi, nous nous mettions à table sans nous asseoir, mon père faisait tremper du pain dans la mojette ; à tour de rôle, nous puisions avec une cuiller, ce pain imbibé de jus de mojette. Nous n'avions point de serviette, une partie de ce jus tombait le long de notre blouse, ou de notre chemise, entre le col et la ceinture...

Toto, notre bon chien, léchait à peu près tous les plats, quand nous les avions terminés. De temps à autres, au cours de notre repas, papa lui jetait de bonnes bouchées de pain, qu'il happait avec adresse. Toto nous suivait tous les trois des yeux, en dressant bien les oreilles, et en étant attentif au moindre de nos gestes. Si les bouchées de pain se faisaient rares, à son gré, il aboyait. Quand j'étais assis, Minette, elle, posait ses deux pattes de devant sur mes genoux, d'abord par habitude, et puis quand elle avait faim, elle posait sa patte droite sur. Mon coude. Jamais elle ne prenait directement la nourriture avec sa petite gueule ; à côté de mon assiette, je disposais quelques petits morceaux de pain qu'elle prenait avec sa patte droite, et portais ensuite dans sa petite gueule. Minette était guerrière. C'était le père Lucas de la Garmitière qui nous l'avait donnée. La gent des rongeurs eut à pâtir de ses exploits ; les lézards et bien d'autres bestioles aussi. Elle n'était pas rancunière : comme elle aimait beaucoup le lait, elle en prenait jusqu'à en être enflée ; à ce moment, j'appuyais sur son petit ventre, et la faisais vomir le trop plein. Elle ne se fâchait pas pour cela, et parfois recommençait à boire du lait.

L'hiver de 1917-1918 fut particulièrement rude. Il y eut du givre, ce qui ne nous empêcha pas d'aller à l'école. Je portais des sabarons et des guêtres en cuir, directement sur la peau, sans chaussettes. Cet équipement faisait froid, à mettre le matin, mais ensuite, le cuir conservait bien la chaleur, surtout que je mettais une bonne couche de paille dans mes sabots. Par temps de givre, il était difficile de marcher pour aller à l'école, nous prîmes donc nos sabots à la main, et marchâmes pieds nus. De cette manière, nous ne glissions pas, et arrivions à l'école les pieds brûlants. Mon parrain, lui ne glissait pas en sabots : il les avait pavés de clous, dont il avait coupé la tête, pour la circonstance. Mon père avait une jument Poulot, qu'il devait ensuite vendre à un de ses neveux des Touches, et quatre vaches qu'il attelait ainsi par paire : Jolie, Rojou ; Mignonne, Becotte. Rojou avait un mauvais caractère. Mon père avait acheté Jolie au père Brochard, de la Garmitière ; il devait la garder jusqu'en 1925. Mignonne fut vendue à un petit propriétaire de la Corière, nommé Gauducheau. Quant à Becotte, elle nous donnait toujours de bons veaux, et du bon lait.

En 1918, ma sœur aînée fit sa communion solennelle. Ce fut une grande cérémonie à l'église, suivie d'un grand repas, où la plupart de mes oncles et tantes, paternels et maternels, y assistaient. Attentionnés par les bons plats et l'animation des conversations, personne ne s'avisa d'envoyer mon frère et moi aux Vêpres. Celles-ci étaient terminées quand on nous vit jouant dehors. Conformément à la coutume, ma sœur avait pris son repas au «Couvent» chez son institutrice, et non chez les siens. Sa camarade de communion était Lucie Micheneau, de Toiré, au mariage de laquelle nous assistâmes mon frère et moi, en 1927. Le marié se nommait Maindron. J'ajoute que ma sœur avait été reçue première à son examen de première communion. A la rentrée des classes, en 1918, j'accédai en première Division afin de préparer mon Certificat d'Etudes Primaires. Notre institutrice s'appelait Emilie Le Clouérec. J'aimais beaucoup lire, et m'intéressais surtout à l'histoire et à la géographie. Un changement important devait survenir peu de temps après dans notre école. La guerre finit le 11novembre 1918, et le titulaire du poste d'instituteur, M. Anatole Tricoire, mobilisé comme lieutenant, et prisonnier des Allemands, ne devait pas tarder à rentrer, et à reprendre ses occupations. Je me souviens très bien de la fin de la guerre. La nouvelle nous fut annoncée à l'école. Le soir, en rentrant, je mis mon père au courant ; il était occupé dans le jardin derrière la maison, et il manifesta une grande joie. Chaque dimanche, nous assistions à la messe et aux Vêpres ; bien que M. Tricoire n'exerçait pas encore officiellement, il nous surveillait de sa place. Une fois, aux Vêpres, je ne fus pas particulièrement sage ; il m'emmena à l'école après la cérémonie, et il me gronda paternellement. Peu de temps après, il prit son école en main. Il ne nous cacha pas que dorénavant, c'était lui, un homme, qui nous faisait l'école, et non plus des femmes, et il plaça tous les enfants sur le même pied. Auparavant, quelques turbulents en prenaient à leur aise, mais avec M. Tricoire, ils durent se rendre à l'évidence que l'ère de la petite fronde, était bel et bien terminée. Il faisait plier les durs, comme Alfred Breteau, de mon âge, et les frères Brochard, dont l'un, Eugène, était mon aîné d'un an, et l'autre, Célestin, d'un an plus jeune.

C'est vers 10 ans que je commençais à apprécier mes petits camarades. Il y en avait des bons, mais aussi des faibles, des menteurs, des calomniateurs comme Clément Vernageau qui m'accusa, un jour, à faux, de lui avoir dit «m....». Vernageau raconta cette calomnie à mon institutrice, laquelle, accordant du crédit à ce gamin, m'envoya me présenter à la directrice Mlle Bonnet, personne intelligente, et de grande valeur morale, qui faisait l'école aux grandes filles. Je me présentai donc, en plein milieu de la classe, je lui dis pourquoi je venais, elle me répondit à peine, et en me renvoyant, continua sa classe comme si elle ne m'avait pas vu. J'avais l'impression que la démarche que l'on m'avait faite faire était inopportune. Deux garçons, d'un an mes aînés, me semblaient plus intelligents que les autres : Eugène Robin, qui devait faire un prêtre par la suite, et Abel Châtaignier qui reçut le même enseignement, mais quitta la soutane par la suite. Abel Châtaignier apprenait rapidement, il citait par cœur des textes entiers de français, d'histoire, et de géographie.

Deux ou trois fois par semaine, nous nous rendions, de onze heures à douze heures, en colonne par deux, à l'église, pour le catéchisme. Nous nous placions à peu près vers le milieu de l'église, les garçons à droite, les filles à gauche. A tour de rôle, nous étions interrogés : Monsieur l'abbé Gauvrit faisait placer le candidat à la communion solennelle, au milieu de la nef centrale.

Les enfants de l'école publique, se rendaient, eux, individuellement au catéchisme. Leur instituteur s'appelait M. Birard, qui avait succédé à M. Roy, lequel était le successeur de son père, M. Roy, qui avait prodigué l'enseignement primaire à mon père, et fait passer avec succès le certificat d'étude en 1877 (le premier certificat qui eût été délivré dans la commune de St Martin-les-Noyers depuis l'établissement de l'enseignement publique, primaire, et obligatoire).

Au cours des réunions familiales, au cours de discussions sortant un peu de l'ordinaire, mon père ne manquait pas de dire qu'il avait son «certificat», et cela faisait parfois son petit effet, surtout auprès de personnes plus âgées que lui, lesquelles, bien entendu, n'avaient jamais été à même d'obtenir ce fameux certificat.

A l'école, nos jeux devenaient plus virils, barres, à saute-mouton, à la balle au chasseur, selon les caprices du moment. Nous jouions aux billes, le plus souvent quand il faisait un peu froid et que la terre était sale, ce que je n'ai jamais compris. Pour jouer à ce jeu, je débutais parfois avec des «boulettes» de chêne, légèrement plus grosses que des billes ordinaires. J'arrivais toujours à gagner quelques billes. Je n'avais donc pas la peine d'en acheter ; nous nous amusions aussi quelquefois avec une grosse bille de trois centimètres et demi de diamètre environ, en fer. Nos parents ou nous-mêmes fabriquions des toupies, ou des «gueuzes» de forme plus longue, et nous les faisions «mlouner», tout en décrivant de grands cercles. On fixait une «cabosse» à la base de la toupie.

Tous les dimanches, et les jours de grande fête, les habitants devisaient par groupes sociaux, ou familiaux, sur la Place de l'Eglise, en sortant de la messe. Le parvis comprenait une dizaine de marches sur toute la largeur de l'édifice religieux. Plus les notables étaient importants, plus leur stationnement s'effectuait sur les marches les plus hautes.

Les hommes urinaient après la messe, le long des piliers de renforcement de l'extérieur de l'église. Parfois, le flot se répandait sous les chaussures des paroissiens intéressés à leur discussion. Mon frère, moi, et nos petits cousins, nous retrouvions autour de nos « tantines », surtout celle de la Grève, et celle des Touches. Après les embrassades d'usage, nous nous faufilions à travers les groupes de personnes, provoquant parfois de leur part des observations peu flatteuses pour nous quand nous les heurtions en courant. Mon frère et moi recherchions surtout notre père qui nous donnait chaque dimanche, et à chacun, une pièce de cinq centimes en bronze.

Nous mettions ces sous de côté, sauf le jour du préveil, le 11 novembre, fête de la St Martin, où nous achetions des bonbons à des confiseurs-forains, stationnant sur la Grande Place, ce jour-là. Une fois, mon frère et moi désirâmes acheter un gros bonbon enveloppé de papier. La marchande nous dit le prix, nous lui répondîmes que nous ne possédions que deux sous ; alors elle ajouta : voulez-vous que je le coupe ! Cette solution nous indisposa, et nous gardâmes nos deux sous.

Pendant les grandes vacances, nous allions aussi aux foires des Essarts. Nous faisions le chemin à pied, par des tronçons de routes et de chemins. Mon père attelait deux vaches sur un petit tombereau, dans lequel nous montions quand nous nous sentions las de marcher, en fin de voyage, naturellement. Une fois, nous fîmes notre entrée sur le champ de foire avec cet équipage, dans lequel nous étions installés, ainsi que la bonne, Louise Soulard. J'entendais parfois sur notre passage des réflexions un peu ironiques à notre égard.

J'aurais bien voulu être ailleurs que dans ce tombereau. A l'emplacement trouvé, mon père déchargeait sa graine de trèfle «incarnat» en bourre, et contenue dans des «bernes». Ensuite il emmenait son attelage vers un chemin creux, où il donnait de la nourriture à ses vaches après les avoir dételées. Nous faisions le tour de la foire en compagnie de la bonne. Marchands de bestiaux, de volailles, forains, paysans, etc.. s'affairaient. Une fois, la bonne marchanda un bout de ruban que la vendeuse coupa. L'accord ne s'étant pas fait, la bonne refusa la marchandise. La commerçante alors vit rouge, et traita Louise de « grosse vache à lait ». Cela était quand même bien gênant.

Le rayon des jouets nous intéressait surtout. Mon frère et moi possédions en tout trois francs cinquante environ. Nous étions bien décidés à acheter quelque chose, et fixâmes notre choix sur une trompette. Hélas, son prix dépassait nos possibilités, et nous quittâmes la foire sans avoir rien acheté. Le clou de cette foire était constitué par une musique débitant dans un coin du foirail des airs lascifs, langoureux, à la mode du jour, que les jeunes essayaient d'apprendre en fredonnant les refrains, et tâchaient de les retenir pour avoir la primeur lors de rencontres entre jeunes, le dimanche après. C'est à cette foire que nous rencontrions notre tante Séraphie Cornu, sœur jumelle de mon père. Comme lui, elle avait vécu sous le toit paternel jusqu'à son mariage vers vingt-six ou vingt-sept ans environ, avec Auguste Chaillou, rude fermier qui habitait à la Brosse Veilleteau des Essarts. Ils devaient avoir trois enfants : Agathe, Félix, tué à la guerre de 1914, et Edmond, le dernier, mon aîné de onze ans.

Souvent, cette famille très sympathique devait recevoir, parfois pendant plusieurs semaines, ma sœur Maria, filleule de Agathe, celle-ci était la filleule de mon père. Je l'ai relaté par ailleurs, Agathe s'était mariée vers 1914, avec Auguste Chevreau, qui devait être tué à la guerre peu de temps après. Ces épisodes de foire se retrouvaient à la Roche-sur-Yon à une échelle un peu plus grande, où nous allions à peu près une fois par an. Pour nous y rendre, nous passions soit par les «Baraques», station de chemin de fer à voie étroite, de la Roche aux herbiers. Nous avions cinq kilomètres à parcourir à pied pour atteindre les Baraques. Une fois, comme nous étions en avance, nous allâmes jusqu'à la Perrière, à pied naturellement. La distance entre la Guillonnière et la Roche, soit vingt kilomètres environ, était donc parcourue à pied dans sa moitié. Nous préférions de beaucoup prendre le grand «train» à la Chaize-le-Vicomte, distante de dix kilomètres de la Guillonnière. Nous prenions donc nos billets au guichet... Etant plus petit, l'ouverture restreinte de ce guichet m'avait intrigué ; je me demandais souvent comment l'employé qui distribuait les billets pouvait entrer dans son bureau par une si petite ouverture. Ne voyant pas, en apparence, d'autre entrée, j'avais été amené à ces suppositions.

Nous étions heureux de monter dans ce train (ligne de Thouars aux Sables d'Olonne, à ce moment-là). Les fils téléphoniques semblaient monter et descendre le long de la voie. Environ deux kilomètres avant d'arriver à la Roche-sur-Yon, notre train rejoignait la petite ligne des Herbiers à la Roche. En voyant cette petite ligne, nous étions fiers, nous, d'être montés dans le «Grand Train», où il y avait peut-être des gens qui venaient de «Paris» ! ! ! La gare de la Roche nous semblait immense, comme un labyrinthe. Les voyageurs, les employés, les grosses locomotives sifflant et crachant de la fumée et de la vapeur, nous étonnaient. Je pensais qu'il fallait beaucoup d'instruction pour s'y connaître dans ces panneaux de direction, de signalisation, etc... Naturellement, dans nos jeux, nous jouâmes beaucoup au train. J'imitais le bruit d'une locomotive, et jouais des coudes en reproduisant les mouvements des bielles. Par les pans de nos blouses, nous nous tenions les uns derrière les autres, en courant le plus vite possible. Gare parfois aux virages brusques, la queue de colonne allait buter droit devant elle, ou elle tombait, ou nos blouses étaient déchirées.

Je fis ma communion solennelle le ... Le premier reçu était Ernest Piveteau ; reçu le deuxième, je devins son camarade de communion.

La communion était précédée d'une retraite de trois jours. Pour cette fête, mon parrain m'acheta une montre (qui devait m'être volée en juin 1940, au moment de l'invasion par les Allemands, à Pont-Yblon, Seine).

Ma marraine me fit confectionner un complet noir (culotte courte), par le tailleur Paul Graslepois. Le tissu était beau, ma marraine l'avait acheté auparavant, à une foire des Essarts, je crois. Nous ne portions pas de caleçon. Aux deux ou trois essais chez le tailleur, je me trouvais un peu gêné. Tous mes oncles, tantes, du côté paternel, comme du côté maternel, furent invités pour cette cérémonie. La plupart y vint. Ce n'est pas sans admiration que j'avais vu défiler sur la place de l'Eglise, mes aînés, en communiants. Vêtu de mes plus beaux habits, ce grand jour était arrivé, et à mon tour je défilais aussi. Dans l'église, nous nous trouvions aux premières places. Nous avions de grands cierges. En retournant un peu la tête, je vis ma marraine, laquelle se trouvait à peu de distance, derrière moi, dans la nef du milieu.

A un moment donné, nous défilâmes en colonne par un, vers le chœur, un quêteur se trouvait sur notre passage, au moment de remettre mon obole, je ne retrouvais plus celle-ci ; un peu confus, je ne donnais rien. Ma marraine s'était bien aperçue de la chose.

Après la cérémonie religieuse, tous les communiants masculins furent dirigés vers la cure, où ils furent présentés à leurs parents et amis venus les voir pour cette circonstance... Je me souviens très bien de la visite de mon oncle maternel Auguste Guillet, parrain de mon frère. Nous prîmes notre repas dans une dépendance de la cure, bien aménagée. Je me trouvais immédiatement à gauche de Monsieur le curé Gauvrit ; Ernest Piveteau, à sa droite. Le repas fut excellent, il dépassait nettement l'ordinaire.

Ma sœur, subit à peu près dans les mêmes moments, son certificat d'études primaires. Elle fut reçue la première des élèves présentés dans le canton des Essarts (écoles libres).

Des festivités devaient suivre la fin de la guerre 1914-1918. Le monument aux morts, de la commune de St Martin fut inauguré en ... sur la place principale du bourg, au lieu de l'être au cimetière comme l'aurait voulu M. le curé Gauvrit. A ce moment, la municipalité de St Martin, était en majorité fortement républicaine, et avait exigé un monument bien à elle. Cela n'empêcha pas par la suite, que le curé Gauvrit, eut son monument bien à lui, vers le cimetière.

Le monument républicain, était construit au milieu de la Place principale de l'église. Il se composait d'un socle en forme d'obélisque, surmonté d'une statue de jeune femme aux ailes déployées, vêtue à l'antique, et tendant une couronne de lauriers -sans doute au vainqueur ! - car en l'absence de caractère le symbolisant, ce dernier n'existait à mon avis que dans l'imagination des grandes personnes, mais non des petites.

Le jour du 14 juillet, une barrique de vin installée au milieu de la Grande Place, était offerte par la municipalité. Les consommations étaient gratuites. Du pain était distribué aux familles pauvres, comme à Toussaint Morteau, par exemple, qui habitaient à la Garmitière. Toussaint Morteau, travaillait à ses heures comme rempailleur de chaises, il chiquait, et projetait de temps en temps de sa bouche, quelque chose comme un liquide brunâtre. Dans ce dernier domaine, mon parrain l'égalait. Toussaint Morteau était atteint de claudication, cette infirmité accentuait le déplacement du centre de gravité d'une chaise, qu'il portait haut sur son échine, pour faire voir qu'il travaillait. Son épouse, que nous appelions Toussine, et ses cinq enfants, dont Ernest qui était de mon âge, et Louis, un peu plus jeune, ne devaient pas être heureux. Quand les plats servis par ma marraine ne nous plaisaient pas de trop, mon parrain savait fort bien dire : « Allez donc manger chez les Toussaint ». Nous étions de suite rassérénés. Les enfants Morteau changeaient souvent d'école, tantôt ils passaient de l'école libre à l'école laïque, ou inversement. Les décisions provoquant ces changements suivaient les rencontres avec le curé ou la bonne sœur, ou avec l'instituteur laïc, ou le maire républicain, ou encore à l'issue d'une belle cérémonie religieuse, ou d'une fête républicaine comme celle du 14 juillet, où le soir, il était tiré un beau feu d'artifice. Je disais que ces changements d'école étant si fréquents, que les intéressés eux-mêmes n'en étaient pas avertis. Une fois, c'était encore Mademoiselle Emilie Le Clouérec qui me faisait la classe, la Toussine entra sans dire bonjour ni bonsoir à notre maîtresse, mais en disant bien, haut : «Etes-vous là, les Morteau ? Il faut que vous alliez à l'école de l'autre côté». Bien entendu, Mademoiselle Emilie ne savait pas quoi répondre.

J'ai parlé du 14 juillet avant de décrire le banquet de la victoire. Je sais que pour ce banquet, une grande tente avait été dressée, pour abriter les convives pour les repas, les danseurs et les musiciens pour le soir. Au cours des cérémonies du matin, empreintes de dignité, beaucoup de femmes, probablement des veuves, pleuraient. Mais le soir, tout semblait bombance et joie. Des chanteurs excités, quelques hommes d'âge respectable, près de l'ivresse, indignaient le diapason de la fête. Le groupe le plus en vue était celui des conscrits de l'année. Quelques fois, même des plus jeunes, bien décidés, se mettaient, aux prix de certains risques, à chanter des chansons à la mode du jour, comme cet Eugène Roger, de la Garmitière (petit-fils du maire républicain Eugène Jodet), qui était apprenti boucher à Angers. Il m’avait beaucoup impressionné par ses vins, mais surtout par son pantalon large et ses souliers bas, chose que l'on ne voyait pas encore à St Martin.

Dans cette campagne, d'après 1918, il n'était question que de mutilés, de tués, de blessés, de réformés, de pensionnés, de veuves, de pupilles, d'allocations, etc., etc... Je ne me rendais pas bien compte de ces choses, à ces moments-là.

Vers ces moments, il y eut aussi une mission, en vue de l'inauguration du calvaire de la Patte d'Oie, route de Ste Cécile. Au cours de cette cérémonie, presque de grandeur naturelle, le Christ fut soulevé et fixé sur sa croix. Cette face de la cérémonie fît pleurer beaucoup de femmes et de jeunes filles, notamment Georgette Roger, qui devait se marier par la suite, avec le marchand de volailles, Alphonse Debien.

Nous commencions à nous intéresser aux nouvelles. Chaque jour, en rentrant de l'école, je passais chez mon parrain pour lire «Le Martin», plus tard, mon parrain s'abonna au journal «La Croix». Tous les dimanches, mon père prenait le « Petit Journal », quotidien d'informations, et le «Nouveau Publicateur», qui nous donnait les nouvelles locales.

Entre la messe et les Vêpres, après avoir vu notre parenté, et cassé la croûte, nous nous rendions à notre école, où nous jouions comme d'habitude. Dans la cour, ou bien, pour ne pas salir nos habits du dimanche, nous lisions les illustrés entassés dans les étagères depuis une vingtaine d'années. J'aimais beaucoup lire le «Pèlerin», dont beaucoup d'exemplaires étaient reliés.

Je n'aimais guère les cérémonies des morts, à la Toussaint, le catafalque dressé au milieu de la nef centrale, ne me disait rien qui vaille.

Noël approchait, nous n'avions encore jamais assisté à une Messe de Minuit. De la Guillonnière, nous partîmes à la Barre, le soir du réveillon, avec la bonne, Louise Soulard, qui se rendait chez les siens. Son frère Joseph, soldat, était en permission avec un nommé Clément Pacaud, de la Grève, mi-dévoyé qui s'emportait souvent contre son père et contre sa mère. Avant de se rendre au régiment, Joseph Soulard était domestique de ferme. Au cours de ses permissions, il venait voir sa sœur, notre bonne, à la Guillonnière. Il portait la mouche, et faisait beaucoup de manières. Louise nous disait que son frère avait réussi à obtenir une place, étant ordonnance d'un officier à son régiment.

Donc, il y avait de la jeunesse ce soir de réveillon, à la Barre, la maisonnée y était basse, l'atmosphère épaisse, fumeuse.

Les deux soldats buvaient et fumaient, notamment Pacaud. Ce dernier jurait en plus, à n'en pas finir. Je ne me plaisais guère dans ce milieu. Deux heures avant la messe de minuit, nous arrivâmes à St Martin. Pacaud, ses compagnons et nous, allâmes encore nous rafraîchir chez Alexandre Renaudin, chez Désirée Guibert, et nous joindre au Thibault. Tous ils burent encore, jurèrent aussi. Ils étaient indignes de se rendre à la messe de minuit.

Il y avait beaucoup de surexcitation dans cette veillée de Noël, parmi les jeunes. La cérémonie religieuse était belle ; les cantiques nous étaient familiers. L'office terminé, chacun rentrait chez soi. Ceux de Thouaré, des Bouligneaux, de Détroit, avaient de six à sept kilomètres à faire à pied. Tous riaient, braillaient, chantaient - parmi eux, quelques-uns des plus à jeun - dans l'ensemble, tout cela ne me plaisait peu.

A la fin de l'hiver, nous tuions le cochon. Mon père procédait à cet office, considéré comme une tradition dans notre famille. J'aime beaucoup les bêtes, et je n'aime pas les voir souffrir. Nous nous sauvions quand mon père tuait le cochon. Toutefois, en grandissant, je trouvais tout naturel qu'un jour, je puisse en faire autant que mon père, et j'aidais ce dernier, tout en détournant le regard au moment du coup de couteau fatal.

Mon père avait beaucoup d'adresse, il grillait le cochon, le vidait, et le découpait ensuite avec art. Au repas du midi qui suivait, il dégustait une tranche de foie frais, qu'il s'était taillé. Le cochon coupé en deux, était déposé à un bout de la table en attendant que mon père en extraie les quatre jambons. Nous déjeunions à l'autre bout de la table. Tant de viande, encore chaude, ne nous mettait guère en appétit.

Pour cette grande circonstance, ma marraine venait, ainsi que ma tante Florine, de la Grève, sœur de mon père. Les quatre jambons taillés, et les meilleurs morceaux mis dans le saloir, les bas morceaux, eux, servaient à faire les boudins et la fressure. Cette dernière devait mijoter sur le feu depuis le matin jusque vers vingt-trois heures environ. A tour de rôle, chacun barattait le fond du chaudron. Avec nos oncles, nos tantes, nos cousins et cousines, nous goûtions cette fressure, sorte de plat régional, de bonne saveur, mais un peu lourd à digérer. Chaque foyer de notre parenté en emportait une bonne assiettée, à charge d'en donner à son tour, quand il tuerait le cochon.

Peu après le mariage de mon oncle maternel Auguste Guillet, en 1922, mon grand-père maternel Pierre Guillet mourait, âgé de quatre-vingt-quatre ans, dans sa maison de la Boucherie, commune de St André d'Ornay, où il vivait depuis de nombreuses années. Mon père et nous trois assistâmes à son enterrement à St André. Mon grand-père Guillet, était de petite taille, et toujours d'excellente humeur. Son patois n'était pas le même que celui de St Martin. Mon village natal «la Grève» était ceinturé du côté sud-ouest par des bois et forêts, dont la profondeur devait être plus grande autrefois. Des villages situés à quatre kilomètres à peine de la Grève, les habitants causaient le même patois que celui de St André, à vingt kilomètres encore plus au sud-ouest. Un obstacle géographique avait probablement limité de part et d'autre, l'emploi d'un patois identique, et cet obstacle devait se trouver aux confins de ma commune natale.

Mon frère Séraphin fit sa première communion solennelle en 1919. Il avait été reçu le premier. Pour cette fête, notre parenté fut encore conviée. Ses habits de communiant avaient été pris, je crois, dans des tissus ayant appartenu à notre mère. C'était M. Cornu, tailleur aux Essarts, et cousin germain de notre père, qui fut chargé de faire ce complet. La veste fut très réussie ; par contre la culotte était peu seyante. Elle était ni courte ni longue, et serrait fort au genou celui qui la portait. Mon frère s'en rendit bien compte, et il ne fît que pleurer et crier le matin, avant la cérémonie. Les douces paroles de ma marraine n'y firent rien ; je prêchais bien aussi, mais cela exaspérait encore plus mon petit frère, qui voyait bien que mon complet était plus beau que le sien. J'avais beau lui dire qu'en se fâchant le jour de sa première communion, « il gâcherait toute sa vie », il en profita encore plus pour ne pas vouloir revêtir sa culotte. J'ignore encore quel artifice employa ma marraine, en tout cas, notre départ se fit dans le calme. Peu de temps après, j'étais présenté au certificat d'études, et fus reçu le deuxième du canton. J'allais encore à l'école le lendemain de cet examen, je refis la dictée que nous avions eue à l'examen en y commettant une faute, alors qu'à l'examen, je l'avais faite sans faute. Je ne devais plus retourner à l'école par la suite, si ce n'est aux cours d'adulte, qui avaient lieu le soir, pendant l'hiver. Ces cours étaient donnés par l'abbé Jean Levron.

Le travail de la culture, au grand air, me plaisait beaucoup. Peu après mon certificat, mon père m'emmena labourer dans les champs du Châtaignier, sur le chemin de la Guillonnière à Raîne. Je tenais les bras de la charrue, préférant cela à la conduite de l'attelage. Le versoir était lourd, et à douze ans, les poignets sont encore peu solides.

Ma sœur Maria terminait une année d'apprentissage qu'elle avait faite. A treize ans, elle vint donc habiter avec son père et avec ses frères, dès qu'elle avait été un peu isolée. Elle se plaisait beaucoup avec nous. Elle avait bien grandi et elle était bien proportionnée.

Nous faisions beaucoup de petits travaux dans les champs, binage des pommes de terre, des haricots, des choux, etc... Cette terre convenait très bien pour le melon, mon père en semait deux sillons de cinquante à cent mètres, qu'il réussissait toujours chaque année. Le millet y venait bien aussi ; nous le coupions à la main, et seulement les épis que nous déposions dans des espèces de sacs que nous portions devant nous. Quand les sacs étaient pleins, cela pesait parfois sur l'épaule, nous les vidions dans une grande « berne », placée à côté. Le soir après la soupe, nous frottions les épis de millet avec nos pieds pour en faire sortir le grain. Le lendemain, un bon coup de tarare séparait le grain de la balle.

La plantation des choux exigeait d'être toujours courbé, ce travail donnait mal aux reins. Depuis, les progrès réalisés permettent à une planteuse d'exécuter ce même travail. Mon père coupait son blé à la faux. Nous le mettions d'abord par brassées, puis en gerbes, puis en quintaines. Je ne devais commencer à aider aux fenaisons que l'année suivante.

En 1921, mon frère subit son certificat d'études, il fut reçu le premier du canton. Il ne tarda pas non plus à quitter l'école, et nous apporta en fin d'année sa petite contribution dans nos travaux des champs. (Nous étions en train de faner dans le pré de la maison, quand mon frère nous annonça la nouvelle, le jour qu'il fut reçu.)

Mon père me laissait bricoler dans sa menuiserie. Je lui abîmais bien ses outils et son bois en voulant construire des autos, des carrioles, des machines à battre, des bateaux, etc... Un jour, je fabriquais un petit bateau en bois avec un petit emplacement pour y mettre la chatte. J'y enfermais cette dernière, avant la mise à l'eau du bateau, sur la mare. Quand elle se vit sur l'eau, minette se mit à crier très fort, et se sauva par un trou, au travers duquel je n'aurais jamais supposé qu'elle puisse passer. Elle rejoignit la rive à la nage.

Pendant la belle saison, nous eûmes la visite de notre oncle maternel, Eugène Guillet, gendarme dans le département du Nord, d'ailleurs il s'était marié. Il était en tenue noire ; de beaux galons blancs, de belles guêtres jaunes, un beau ceinturon-baudrier, un beau képi, lui conféraient une grande supériorité sur nous. Naturellement, j'essayai son képi.

Pour prouver que c'était un grand «personnage», mon parrain était allé le chercher avec sa voiture à cheval, à la gare de la Chaize, distante de dix kilomètres. Mon oncle gendarme était accompagné de sa femme, et de sa petite fille Odette.

Pour cette visite, les repas étaient plus copieux. Au cours de l'un d'eux, je me souviens que nous avions des fraises au vin. Ma petite cousine Odette, âgée de deux ans environ, tendait un index vers ce plat, en regardant sa maman, et lui disant «bonbon là !». Le jour, ma sœur fut complimentée sur sa bonne mine par mon oncle Eugène qui était son parrain.

Mon oncle maternel, Auguste, frère de mon oncle Eugène, devait se marier en 1921 à St André. Les noces eurent lieu au village de la Brossardière. La mariée se nommait Marie Tesson. Elle pleura beaucoup le soir de son mariage, parce qu'elle quittait ses parents pour aller vivre avec son mari au village de la Boucherie, à un kilomètre environ de la Brossardière.

Pour cette noce, nous portions nos effets de notre première communion. Ils étaient encore en très bon état. Nous mîmes également nos petits gants blancs, puis nous les enlevâmes. Nous ne savions guère quelle contenance il fallait observer dans cette circonstance. Ma sœur avait un cavalier. Mon frère et moi, avions chacun une petite cavalière.

La Brossardière était un petit village à quelques centaines de mètres de St André. En bas de la côte, il y a un grand étang que la route longe. Les usines Geandreau-Morin (abattage d'animaux), déversaient leurs déchets dans cet étang. Inutile de penser si cet étang dégageait une odeur insupportable. Au moins cent vingt personnes étaient rassemblées, pour la nocée. Après la cérémonie religieuse, le cortège gagna la ferme Tesson où devaient se dérouler les agapes. Celles-ci furent précédées, par un secouage de paille, répandu par M. et Mme Tesson, parents de la mariée, et par mes grands-parents Guillet. Cette coutume a lieu quand les parents, de part et d'autre, marient le dernier de leurs enfants.

Ces noces durèrent deux jours, le deuxième jour, nous mangeâmes beaucoup d'huîtres, et profitâmes que des personnes âgées assises auprès de nous n'aimaient pas ces précieux crustacés. Au milieu de l'après-midi de ce deuxième jour, nous partîmes tous les quatre. Le marié et la mariée nous accompagnèrent jusqu'à la gare de la Roche, sans doute aussi pour échapper aux derniers éclats des buveurs et des danseurs. Notre père était très gai, sur les quais de la gare, il chantait : «En revenant des noces, buvons, nous allons». Doucement, nous cherchions à tempérer notre père, mais rien n'y faisait. En arrivant à la Chaize le Vicomte, mon cousin Florent Sorin, fils de la sœur de mon père, nous attendait à la gare avec sa voiture à cheval. Il nous emmena donc jusqu'à la Grève.

Chaque fois que nous allions à St André, nous allions sur la tombe de notre mère, enterrée dans le cimetière de cette paroisse de St André d'Ornay. Nous allâmes aussi aux noces de mon cousin Edmond Chaillou en 1919. La cérémonie religieuse eut lieu dans l'église de St Martin. Je me souviens que les témoins et les hauts personnages, seuls, avec les nouveaux mariés, pénétraient dans la sacristie, où ils signaient sur des registres. Edmond Chaillou s'était marié avec sa cousine germaine Marceline, du côté de sa mère.

La nocée quitta le bourg de Saint Martin à pied, pour se rendre au repas de noces, aux Touches, village situé à quatre kilomètres à l'ouest de St Martin. Le cortège était précédé par un violoneux qui jouait pendant tout le parcours, surtout aux entrées des villages traversés. A l'arrivée aux Touches, des fleurs étaient offertes aux jeunes mariés par les habitants du village (surtout des femmes) ; une chaise pourvue d'une cagnotte n'était pas placée là pour inviter les noceux fatigués à s'asseoir, mais surtout pour qu'ils déposent une obole dans la caissette mise en évidence. Dissimulé dans une haie, un homme tirait deux coups de fusil, pour saluer l'arrivée des jeunes époux.

La veille de cette noce, mon frère et moi avions fait une incursion aux Touches. Arthur Bonnin, boucher à St Martin, était chargé de préparer les repas pour la noce, et il était en train de tuer le veau gras. Mes petits cousins Sorin restèrent à regarder ; mon frère et moi partîmes et revînmes après. Le lendemain de la noce, nous retournâmes à l'école ; en passant chez mon parrain, à la Garmitière, nous vîmes les jeunes époux se reposant dans la fameuse chambre à la «Cire» dont j'ai parlé plus haut.

J'oubliais de dire que les costumes, les chansons, s'inspiraient fortement de la Guerre 1914-1918. Chapeaux de dames en forme de casque, costumes tailleurs en forme de sac, grands souliers de dames grimpant jusqu'à mi-mollet, pour imiter les bottes de tranchée. La mode des chapeaux mous fendus, pour les hommes, commençait à se répandre. Mon cousin Adolphe Chaillou avait, lui, pour le mariage de sa sœur, un chapeau vert.

Mon cousin Félix Chaillou, père de la mariée, avait beaucoup égayé la nocée avec ses chants de la «Faridondaine». Les jeunes, eux, plus langoureux, marmonnaient des airs comme «Ferme tes jolies yeux, car les heures sont brèves». Mon cousin Edmond Chaillou, le marié, étant des Essarts, ses amis invités étaient de là aussi. Ceux-ci me semblaient alors plus dégourdis que les jeunes de St Martin. A l'échelle du village, ces nuances, peut-être ridicules pour un homme des villes, existent bien encore.

C'était peu après ma première communion, alors que je me rendais à la messe, je vis mon cousin Florent Sorin, de la Grève, qui s'en retournait à bicyclette. A ma hauteur, il s'arrêta et me demanda où l'on m'avait acheté le chapeau mou fendu, et noir, qui me servait de couvre-chef. Cela avait intrigué mon cousin, car s'il en portait un lui aussi, il avait bien été un des premiers à abandonner le melon traditionnel.

Peu de temps après, nous allâmes aussi au remariage de ma cousine Agathe Chaillou, sœur d'Edmond. Veuve d'Auguste Chevreau, tué à la guerre, elle se remariait avec Eugène Marmin, minotier à la Maison Rouge des Essarts. Mon oncle et ma tante Chaillou habitaient eux aussi à la Maison Rouge, où ils avaient acheté une petite propriété en quittant leur ferme de la Brosse-Veilleteau. Mon oncle Auguste Chaillou souffrait beaucoup de maux d'estomac ; le lendemain de la noce, il vomit jusqu'à la bile. Il ne devait pas tarder à mourir, vers l'âge de cinquante-cinq ans environ. Le soir de cette noce, mon petit frère et moi allâmes passer la nuit à la Cossardière, petite ferme appartenant à mon oncle Chaillou, à un kilomètre environ de la Maison Rouge. N'allant plus à l'école, j'étais donc un jeune homme, du moins je le croyais. Aussi, je commençais à vouloir être bien habillé. Les cols mous commençaient à apparaître. Un dimanche après la messe, je serinais mon père jusqu'au moment où il m'acheta un de ces fameux cols, en vente chez un forain stationnant sur la place de l'église. Le marché conclu, la marchande ajouta qu'une petite chaînette était indispensable. Mon père trouva que tout cela était fort cher, et que les nouvelles modes se compliquaient de plus en plus.

A treize ans, mon père me fit confectionner un complet gris à rayures. Le veston était croisé, et enfin j'avais un pantalon, et non plus une culotte. Mes souliers commençaient à me serrer. Pour montrer à mon père que j'en souffrais, je prenais parfois les siens, ce qu'il ne demandait pas mieux, car un jour il s'en acheta une paire de neufs, et me refila les siens. Je n'étais pas trop ravi de cette opération, dans laquelle j'étais perdant, bien entendu. Vers ces moments, mon père commençait à nous lâcher tous les trois. Il nous tolérait d'assister le soir aux offices religieux de la semaine sainte. A ces offices spéciaux étaient chantés des cantiques que je n'avais jamais entendus, comme celui-ci qui était émouvant et beau : «Puisque c'est pour nos enfants que le...»

Le dimanche des Rameaux, nous allions en procession au cimetière. Auparavant, à la cérémonie à l'église, le clergé dehors chantait ; dans l'église, des fidèles répondaient. Au cimetière, les assistants se dispersaient sur les tombes de leurs parents. Le clergé et les paroissiens venus d'ailleurs, et n'ayant pas des morts à eux, se groupaient autour du calvaire édifié au milieu de l'enclos. La plupart des tombes étaient ornées des rameaux déposés par les fidèles. Je pensais qu'il était bien triste de ne pas avoir, ce jour-là, de morts à soi dans le cimetière paroissial.

Nous, nous allions sur les tombes groupées de nos parents. Il y avait là : mon grand-père Jean-Louis Cornu, son épouse Geneviève, et quelques membres de la famille, morts tout petits. Ensuite, des frères et des sœurs de ma grand-mère Geneviève, eux, bien de St Martin, depuis de très nombreuses générations. De retour à la ferme, et suivant une pieuse coutume, mon père se rendait dans ses champs de blé, où il plantait dans chacun un brin de rameau béni.

A Pâques, garçons et filles mettaient leurs plus beaux atours. Il était bien rare qu'à cette grande fête, un jeune ne mît pas quelque chose de neuf. Nous étions guère privilégiés sur ce chapitre, ce qui, nous rendait un peu envieux. C'était évidemment les familles les plus aisées qui donnaient le ton pour la saison.

Je commençais aussi à me rendre chez le coiffeur Gabriel Guibert. Cela sentait bon chez lui, et il me coupait les cheveux «à la boule», et en me faisant une raie au milieu ; il terminait en envoyant un petit nuage de parfum sur son travail. Quelquefois, je me faisais couper les cheveux avant la Grand' Messe. Dans l'église, si cette place n'était pas occupée par d'autres, je me plaçais souvent au bout du banc familial (allée des hommes). Une fois, ma cousine Marie Sorin, femme de Florent, me demanda où j'allais pour sentir si bon.

Plus on grandissait, plus on s'éloignait, dans l'église, des bancs des écoliers tout près du chœur, pour aboutir tout au fond, d'où on ne voyait rien, mais où presque personne ne nous voyait. Toutefois, les jeunes gens plus distingués se plaçaient juste derrière le chœur. Indépendamment de leur sentiment religieux, ils étaient là, bien placés pour voir passer, et chanter, les jeunes filles de la chorale.

Parfois, il m'arrivait d'aller derrière ce chœur. Un nommé Octave Thibeau m'amusait beaucoup. A ce moment, lui, il avait fait son régiment, et il exerçait le métier de sacristain. Portant assez beau, sa chevelure, raie au milieu, était bien peignée. Sous son nez, une petite moustache taillée à l'américaine. D'où nous nous placions, lui, Thibeau, était assis du côté gauche de l'autel, il se trouvait sur le même plan que les officiants. En dehors des devoirs à sa charge, Thibeau surveillait les jeunes gens placés derrière le chœur. Il était bien placé aussi pour que nous le voyions bien. Il nous regardait pour faire son «important». Il portait un col «à coins cassés», et une cravate de couleur très voyante. Sa veste était de coupe douteuse. Son attirail vestimentaire, et sa propension à sanctionner par un regard courroucé, la moindre de nos incartades, nous faisaient rire. Un dimanche, il s'emporta, et traita «d'imbécile», un jeune homme qui à son gré se déridait sans doute un peu trop. Ce Thibeau avait un frère nommé René, renommé pour sa brutalité envers les animaux. Il avait une belle jument qu'il attelait à un char-à-bancs. Ce Thibeau, debout dans sa voiture, frappait tant qu'il pouvait sa pauvre monture afin de dépasser toutes les autres voitures hippo. A ce spectacle, les braves gens haussaient les épaules. Ce Thibeau avait vite usé un cheval. Jamais je ne l'ai vu assis dans sa voiture ; debout, ses coups portaient mieux. Pendant un temps, il fit le marchand de volailles, mais échoua pourtant dans ce métier fort lucratif.

Pour le renouvellement de sa première communion, mon frère eut un beau petit complet noir, lui seyant fort bien. Dire qu'il combattait depuis un an pour cette chose...

Mon frère quitta lui aussi l'école primaire à douze ans. Il terminait ainsi cette « dynastie » des Cornu, laquelle pendant trois années de suite avait fourni les premiers classés aux communions et aux certificats de l'école libre de St Martin. Mon père en éprouvait une certaine satisfaction et disait qu'il nous avait fait instruire ; les personnes qui entendaient cela pensaient qu'en effet, mon père avait fait de gros sacrifices sur ce sujet. Pourtant, plus tard, je dis à mon papa que s'il avait fait des sacrifices, ce n'était certainement pas pour nous avoir fait instruire, et que l'instruction élémentaire étant obligatoire pour tous, il ne pouvait pas faire autrement dans ce domaine. Il faut être juste. Mon père accordait beaucoup de crédit à l'école, à l'instruction, et veilla constamment à ce que notre fréquentation scolaire ne fut interrompue que le plus rarement possible. Bien entendu, la neige, le verglas, la pluie, n'étaient point motifs d'empêchement.

J'ai déjà dit que mon frère nous aidait dans les travaux des champs, pour lesquels il était peu doué ! Toutefois, son entêtement le poussait parfois à ne vouloir rien faire du tout, ou à ne pas faire de petits travaux, bien à sa portée. Pour les jouets, il avait beaucoup d'imagination, mais n'en réalisait aucun.

Un jour, mon père nous envoya écueillir des choux dans le champ de la Herse. Je fus obligé, ce jour-là, de faire à peu près tout l'ouvrage, et naturellement, mon petit frère en riait. Je me mis en colère, et le frappais assez durement, surtout qu'il était à terre et sans défense. J'ai beaucoup regretté mon attitude par la suite.

Mon père avait loué sa fermette en 1917. La propriétaire était une veuve Gauducheau, de la Riolière, à côté de St Martin. Si mon père ne payait pas cher de location (environ quatre cents francs par an), c'est parce que les prix avaient beaucoup augmenté. Le bail ne prévoyait pas que mon père dût payer les impôts de cette propriété, comme l'entendait sa propriétaire. Celle-ci, sur sa plainte, comparut devant le Juge de Paix des Essarts, ainsi que mon père. Se basant sur des « usages locaux », le Juge donna gain de cause à la propriétaire. Naturellement, cette décision devait entraîner le départ de notre famille de la Guillonnière, en 1922. Le bail en vigueur était conclu pour cinq ans, et comme nous grandissions, et que la fermette devenait trop petite, nous ne devions pas renouveler ce bail, et nous n'étions pas à même non plus.

Certes, notre propriétaire n'était pas riche non plus. Elle faisait faire peu de réparations aux bâtiments. Les chats passaient à travers le bas de la porte d'entrée principale de la maison. Le loquet ne comportait pas de poignée, mon père avait remplacé celle-ci par un bout de cuir pendant. Quant au portail de la grange, il était tout pourri en bas. Le vent devait emporter un jour une des deux portes, qui tomba juste sur deux vaches attelées à un tombereau. Il n'y eut pas d'accident, le timon avant ayant empêché le portail de tomber sur les cornes de nos bêtes.

Un soir, sur le seuil de sa porte, alors qu'il urinait avant d'aller se coucher, mon père cria : « le feu ! ». C'était en hiver. Encore autour de l'âtre, nous sentîmes et vîmes en effet de longues flammes s'élever bien haut. Ce feu semblait se situer du côté de la Grève. Avec mon père, nous nous rendîmes sur les lieux de l'incendie. Il s'agissait d'une «mouche» de bois (tas de fagots) à laquelle sans nul doute, une main malveillante avait mis le feu. Cette «mouche» appartenait à un petit propriétaire de la Garmitière, nommé Brilland, très réputé pour son avarice, à telle enseigne qu'il laissait crouler sa propre habitation.

Nous en profitâmes pour passer une petite veillée chez la sœur de mon père, notre tante Florine.

Dans cette dernière année que nous passâmes à la Guillonnière, ma sœur devait être marraine d'un enfant, Jean Sorin, fils de mon cousin germain Florent Sorin. Il y avait trois kilomètres pour se rendre à la cérémonie du baptême, à St Martin. Mon frère et moi allâmes biner du blé en herbe, dans le champ du ... De là, nous entendîmes sonner le Bourdon, la grosse cloche (entendue seulement dans les grandes cérémonies) qui annonçait le baptême du petit Jean. Ma sœur avait donné cinq francs pour faire sonner ce Bourdon. Notre tante Florine, grand-mère du bébé, bien qu'un peu sourde, faillit en perdre ses esprits quand elle entendit le Bourdon, et ne comprenait pas que l'on pouvait se livre à une si grande dépense pour «si peu de choses». Jean était le sixième enfant de la famille Florent Sorin.

Le jour du baptême, le vent était bon pour entendre les cloches, même de la Grève.

Un jour, Blanchet, un charpentier de la Garmitière, vint chez nous pour faire un rouleau. Il était accompagné de Pierre.

Ils se mirent à l'ouvrage. D'abord, ils débitèrent un tronc de chêne, comme scieurs de long. Pendant ce travail, je craignais toujours que la scie coupe un pied de celui qui se trouvait en haut. L'outil suivait régulièrement la marque faite sur le tronc, par la projection d'une ficelle trempée dans du noir animal.

A ce moment, la coutume était encore de nourrir les ouvriers là où ils travaillaient, et par ceux qui les employaient à la journée. A table, Blanchet tenait des propos sans commune mesure, stupides même. Une fois, mon père dut intervenir et le rappeler à plus de considération envers nous, et surtout envers notre sœur. Pierre haussait les épaules, écœuré de l'attitude de Blanchet, vieux célibataire qui devait mal finir par la suite.

A partir de treize ans, mon père nous faisait lever à quatre heures du matin (heure solaire), surtout l'été, pour aller ramasser la nourriture du bétail (trèfle, maïs, ou luzerne), encore fraîche à l'aube. En liant les vaches, nous n'y voyions pas encore clair, et nous étions encore endormis. Nos gestes étaient machinaux, et nous partions à jeun, pour revenir une heure ou une heure et demie après.

Devant quitter la Guillonnière, mon père avait loué à la Rochette, village d'une dizaine de fermes, situé à un kilomètre et demi au sud-est de St Martin, une ferme de quatorze hectares environ.

Le village de la Rochette était traversé par un petit ruisseau qui se jetait dans le Petit Lay (entre St Hilaire le Vouhis et Ste Cécile). Cela nous froissait de changer de commune, et quand nous allâmes faire les cholons (plants de choux), en mars, mon frère et moi nous demandions si nous pourrions nous accoutumer dans ce pays-là. Nous semions ces choux dans le pré du Bignon, à côté des Parpaillon.

Nous quittâmes la Guillonnière le 23 avril 1922 (à la St Georges), après embarquement du mobilier et du matériel. Pour cette circonstance, nos parents de la Grève, des Touches, et plusieurs fermiers de la Rochette étaient venus nous aider. Rien ne vaut un bon remue-ménage, comme un déménagement, pour démontrer l'inutilité des brics-à-bracs accumulés, ne servant à rien, et pour prouver le délabrement de choses utiles. Toutefois, cet entassement d'objets familiers à la vue de tous dans la charrette à bœufs m'incommodait et le comble, c'était que pour nous rendre à la Rochette, il fallait passer par St Martin. Tous les « bourgadins » verraient donc nos fripes ; c'est penaud que je conduisais un attelage, et passe encore s'il s'était agi d'un attelage de bœufs, mais un attelage de vaches... ! Cela consacrait une certaine médiocrité (A ce moment, l'élevage et le travail des bœufs ne se concevaient qu'à partir d'une douzaine d'hectares à exploiter).

Nous nous installâmes à la Rochette, et tout nouveau, tout beau. En réalité, tout était délabré. Cette petite ferme appartenait à Arthur Bonnin, boucher à St Martin, et à sa sœur.

Mon père ne tutoyait plus Arthur depuis qu'il lui avait loué la Rochette, mais il l'appelait le « Patron ». Je me demandais bien souvent si cette expression n'était pas exagérée. La maison d'habitation comportait deux pièces et un débarras servant en même temps de cave et de fournil.

Les bâtiments d'exploitation comprenaient deux écuries, une grange, et un hangar dans l'aire. Sept ou huit mètres séparaient la porcherie et le poulailler de la maison.

L'ensemble était insalubre et incommode.

Au fond du jardin, un ancien vivier où l'eau stagnait malgré l'écoulement d'un ruisseau. Les pièces d'habitation étaient basses et fumeuses ; le plafond de la pièce commune était noir et percé par endroits. Sur chacune des pièces, il y avait un grenier. Pour y accéder, on montait par un escalier en bois, placé à l'extérieur et à l'entrée de la pièce commune. Il fallait se baisser pour entrer dans le premier grenier, mais l'on pouvait quand même s'y tenir debout. Du premier grenier au deuxième, l'accès se faisait par une ouverture d'un mètre de haut sur cinquante centimètres de largeur. Il fallait rester voûté dans ce deuxième grenier.

Aucun pavage n'existait dans la plus grande des deux écuries. Le suint s'écoulait par où il pouvait, et le fumier était en tas à dix mètres environ de la maison. Dans la grande écurie, la vétusté des poutres et des charrons était telle que le maintien de ces derniers tenait plutôt du prodige. Chaque fois que je devais panser les bêtes, j'appréhendais en circulant dans ce lieu.

Quant aux terres, elles étaient éparpillées. Il y en avait du côté de la Brosse, de la Maison-neuve, de la Riolière, du Bignon. Seule, une petite «ouche» était attenante à la maison.

Dans ce coin du village, nous étions les derniers arrivés, avec ces complexes d'infériorité causés par la non-connaissance des voisins et des terres. Au moment des battages, par exemple, la fierté des paysans découlait de la grosseur de leur tas de gerbes, et du nombre et de la grosseur de leurs bœufs remorquant le matériel de battage. Cette fierté se lisait surtout sur les jeunes, et le valet était tout aussi chatouilleux que son maître.

Le battage du blé s'effectuait toujours pendant les grandes vacances. Il y avait toujours un monsieur ou une dame de la ville, parent ou ami d'un fermier, qui assistait ou venait voir, en beaux habits, et la peau fine, bien entendu, ce travail collectif. Ces spectateurs occasionnels étaient regardés avec envie par ces rudes paysans.

Je n'avais point la mentalité d'un esclave.

Une certaine indépendance de caractère m'attirait parfois de vilaines réflexions de jeunes qui me jugeaient mal. Un jour, je me pris de querelle avec Laroche, un valet du Gué-Joubert, mon aîné de trois ou quatre ans. Jamais je ne me serais permis d'attaquer un plus faible que moi. Seuls les plus forts ou les plus riches me semblaient dignes de recevoir des coups. Aux attaques de ce Laroche, je répondis vivement. Il me laissa tranquille, et par la suite, je me rendis compte que ce n'était qu'un pauvre diable.

Un jour, aux battages chez Boudeau, ce dernier nous disputa et moi particulièrement parce qu'il estimait que nous n'arrivions pas à fournir suffisamment la batteuse en gerbes. Pourtant, nous étions fatigués. Boudeau travaillait à moitié fruit. Il avait intérêt à ce que le blé ne soit pas trop bien battu, pour qu'il reste du grain dans la paille où les poules trouveraient de la nourriture pendant tout l'hiver. A ce moment j'ignorais ces choses-là. Boudeau avait un petit garçon bien intelligent, plus jeune que nous de deux ou trois ans.

Nous nous accoutumâmes assez vite, à la Rochette. Y habitait une famille Sorin, parente avec mes deux oncles Sorin, une famille de Parpaillon qui avait autrefois habité à la Grève. Et puis Célestin Hermouet, cousin germain de mon père, devait y venir habiter aussi. Célestin Hermouet était un rude travailleur, qui exploitait auparavant et depuis au moins une quarantaine d'années une grande ferme de trente-cinq hectares aux Sablons, à côté de la Grève. Sa ferme fut mise en vente par la Comtesse de Rougé, des Essarts, mais comme Célestin se plaignait toujours à sa propriétaire, cette dernière ne voulut pas lui vendre sa ferme. Elle la vendit à un dénommé L’Hermite, dont le petit-fils devait épouser en 1953, une de mes petites cousines des Touches. Célestin et Victorine venaient souvent travailler chez nous, gratuitement, mais nous les nourrissions. Célestin me disait : «Tiens, Néné, aujourd'hui j'ai cent cinq mille francs, plus les intérêts de cette somme». Cela était vrai et constituait à l'époque un joli magot correspondant au moins à six millions aujourd'hui. A peu près tous les trois mois, Célestin me parlait de ses sous. Il logeait dans une maison d'une pièce, louée à Arnaud, un petit propriétaire habitant à côté. Il n'avait jamais acheté pour lui une maison ou un lopin de terre. Ses sous devaient être dévalués considérablement par les événements, et ce capital amassé par tant de travail devait être réduit à rien par la suite.

Certes, Célestin Hermouet savait comment travailler, mais parfois, il semblait presque donner des directives à mon père qui s'en offusquait au point de faire l'inverse, ce qui nous était préjudiciable.

Peu après notre arrivée à la Rochette, notre sœur alla au mariage de notre jeune voisin, rentré du régiment, Henri Blaineau, avec Eglantine Parpaillon, du Bignon.

Le voyage traditionnel à la Roche-sur-Yon avait toujours lieu. Nous marchions presque pendant toute la journée, et un peu dans la nuit. Il y avait treize kilomètres pour aller prendre le train à la Chaize, trois à quatre kilomètres pour aller à St André, et autant pour revenir. Nous ne comptions pas non plus nos parcours effectués sur tous les champs de foire ce jour-là.

En gare de la Chaize, les employés nous semblaient très importants. Je pensais que les personnes qui leur parlaient avaient bien de la chance. On entendait le bruit de la machine à poinçonner les billets. Sur le quai, nous regardions avidement de côté d'où le train devait venir. La voie était droite, on avait donc le plaisir de le voir arriver de plus loin. Peu après le tintement de la cloche signalisatrice, nous entrevoyions un panache de fumée. L'arrivée se faisait dans le fracas du sifflet, des jets de vapeur, des puissants mouvements de bielles de la locomotive, des serrements de freins, des claquements de portes qui s'ouvraient et se fermaient, de l'annonce des employés, de la précipitation des voyageurs. Montés dans notre compartiment, nous nous trouvions avec des marchands habitués à voyager, et qui voyaient que nous étions heureux de monter dans un train. Ce dernier démarrait, et au bout d'une cinquantaine de mètres, nous voyions les chars-à-bancs et les charrettes immobilisés derrière les barrières des passages à niveau. Train et charrettes, deux âges...

Revenons à la Rochette. Nous allâmes à la Guillonnière chercher notre récolte de blé de 1922. Comme j'ai déjà dit que je n'aimais guère conduire des attelages de vaches, je trouvais le moyen de m'éclipser au moment du départ de la Guillonnière. Le deuxième attelage fut donc conduit par Célestin Hermouet. Arrivé à la Rochette, je me mis à lire en attendant l'arrivée de mon père. Lisant assidûment dans la pièce commune, je ne vis pas mon père entrer ; il me rappela à la réalité par une volée de coups de gaule sur mes oreilles, ce que j'avais bien mérité.

Ma sœur, seule femme au foyer, ne manquait pas d'occupation. Traite des vaches, préparation des repas, lessives, entretien de la maison, etc., etc... Victorine Hermouet était souvent avec elle ; notre marraine venait souvent aussi nous voir. De notre côté, sans tout bousculer, nous aidions bien notre père. Les vendanges arrivaient. Mon père avait planté du Noah et de l'Othello dans deux petites vignes, l'une située à la Garmitière, derrière la propriété à Ganducheau le Pointu ; l'autre distante de quatre kilomètres environ de mauvais chemins, entre la Couaire et la Blaire. Notre récolte se montait à huit ou dix hectolitres de vin d'une qualité douteuse. Quelques voisins nous aidaient dans ce travail.

Nous rendions les journées données par les voisins. Je me souviens d'être allé au Moulin de la Rue, vendanger pour nos voisins Sorin ; au Plessis Jambart de Dompierre (vingt kilomètres à pied rien que pour l'aller) pour nos voisins Boudeau, etc...

Encore dans ma quatorzième année, je continuais à faire des jouets. Le ruisseau coulant en bas du jardin me donna l'idée de faire un bateau avec une vieille auge en bois, et avec une boîte en tôle. J'y installais une cheminée en «bois» percé avec une vrille, et clouée à la tôle par des clous, en dessous. Je fis du feu dans cette petite chaudière avant de mettre le bateau à l'eau. Cet essai fut concluant. Avec mon frère, je voulus procéder à la mise à flots. Au début de cette opération, je tombais la tête la première dans ce vivier profond de deux à trois mètres. J'appelais au secours ; mon petit frère me tendit une gaule qu'il avait. L'émotion avait été vive, surtout pour moi. En sortant de l'eau, je ne pouvais plus causer, pas même articuler des mots tout bas. L'usage de la parole me revint environ un quart d'heure après cet incident.

Après quelques mises au point, je remettais le bateau à l'eau, chaudière allumée. Je l'en retirais encore une fois, sans avoir éteint le feu, et le déposais sous le hangar de l'aire. Le lendemain matin, j'allais voir mon bateau. Il était à moitié brûlé ; heureusement qu’il n'y avait pas de matière inflammable, sinon le hangar aurait été détruit par le feu. Peu de temps après, je voulus faire un autre bateau. La caisse de bois, mal ajustée, était peu étanche. Pour y remédier, je mis cette caisse dans l'eau ; ce ne fut pas suffisant. Avant de la retirer, j'avais mis du plomb à fondre là où les planches laissaient pénétrer l'eau. Au contact du bois mouillé, le plomb éclata, des morceaux brûlants me collèrent au visage, surtout en dessous de l'œil gauche. Ces blessures n'étaient que superficielles, pourtant elles mirent assez longtemps à guérir. Le résultat de ce travail était néant.

Je me mis aussi à fabriquer une petite batteuse pour écosser les gousses de haricots secs. Elle fonctionnait bien entendu à la main, et à condition de mettre les gousses une à une. Cela nous amusait.

Nous apprenions à rouler à bicyclette. Seul mon père était muni de ce mode de transport ; il eut donc l'idée d'acheter une bicyclette de dame, pour notre sœur. Mon frère et moi fumes offusqués de cette intention, pourtant bien sage. Nous estimions qu'encore une fois, les principes d'égalité étaient violés... Mon père nous mit d'accord en achetant un vélo neuf pour lui. Quant à nous trois, nous continuerions à nous servir du vieux vélo Peugeot. En allant vers la « Connaie », à quelques centaines de mètres de la Rochette, le ruisseau était encaissé ; les pentes courtes sans doute, mais raides. Cela me donna l'idée de construire une petite luge (mais avec roues). J'étais rapidement descendu, mais après il me fallait, en remontant, traîner mon engin.

Souvent le jeune Benjamin Robert venait jouer avec nous. Je l'appelais : « Quel œuf !» Orphelin de père, il était fils unique et propriétaire de deux fermes. Sa mère s'était remariée depuis peu à Léonard Roy, honnête, bon garçon sympathique, mais qui s'employait surtout à travailler le moins possible. La chasse, la pêche, le jardin, étaient à peu près ses seules occupations. Léonard Roy était bien représentatif de cette petite bourgeoisie de campagne, infatuée d'elle-même, et en bonne voie de disparition.

Son voisin Joseph Arnaud, de même condition sociale, avait ces mêmes défauts, mais à un degré plus élevé. Quand il parlait à mon père, Arnaud l'appelait Cornu, au lieu de lui dire : «père Cornu». Mon père avait au moins trente-cinq ans de plus que Arnaud. Cette variété d'individus pressurait assez fort les paysans travaillant pour la plupart à moitié-fruit. Cette catégorie de bourgeois prêchait fort aussi la laïcité et les vertus républicaines, liberté ... mais n'en concevait les bienfaits que pour elle probablement.

Nous jouions souvent aussi avec le jeune Mourin, quatorze ans, domestique chez Boudeau. Cet enfant, pupille de l'Assistance Publique, était intelligent et travailleur. Epuisé par le travail après avoir été dirigé par une brute, il devait mourir à quinze ans. Pendant sa maladie, il s'inquiétait encore du travail à faire... Eugène Martin avait été son compagnon de travail, comme domestique aussi. Eugène était mon aîné de quatre ans ; nous avions été à l'école ensemble. C'était un excellent camarade. Après son régiment, il devait venir à Paris, pour y exercer le métier de garçon de café. Après plusieurs années, il s'en retourna dans son pays natal, où il a une bonne situation à présent.

Je jouais beaucoup avec minette ; comme mon parrain, j'aime bien les chats. Minette était une grosse destructrice de rats, de souris, de lézards, etc... Quand elle prenait un rat, elle le tuait tout de suite, l'apportait dans la maison, faisait le tour de la pièce, puis après s'être rendu compte que nous l'avions vue, elle sortait avec sa capture, qu'elle ne mangeait pas. Si l'entrée était fermée, elle déposait son rat, miaulait et grattait la porte, jusqu'à temps que nous lui ouvrions. Puis elle exécutait son petit numéro.

Minette était peu tendre avec les souris et les musaraignes. Il m'arrivait parfois d'accrocher une souris de sa capture (mais tuée), à son collier. Il fallait voir Minette faire la gymnastique avec ses deux pattes de devant pour croquer la souris qu'elle portait suspendue sous sa gorge. Elle y parvenait cependant.

Une autre fois, je suspendais la souris à une ficelle de manière que Minette ne puisse pas l'attraper, malgré ses bonds. Effectivement elle essayait en sautant. Elle manquait son but ! Alors elle ronronnait et venait se frotter le long de mes jambes ; puis elle ouvrait de grands yeux, miaulait, et repartait à l'attaque. Constatant l'inanité de ses efforts, elle abandonnait la partie, mais restait à côté, et comme je me lassais plus vite que Minette de voir cette souris accrochée, je lui remettais.

Si Minette s'était emparée d'une souris sans trop la blesser, la victime en voyait de toutes les couleurs. La ravisseuse faisait le gros dos, ronronnait, faisait semblant de dormir. La victime esquissait un mouvement, vite réprimé, car Minette avait l'œil vif et la patte agile. Cela durait jusqu'au moment où, de coup de patte en coup de patte, la souris ne bougeait plus. Morte, Minette la broyait et l'avalait avec appétit.

Encore dans l'enfance, les colères sont violentes. Un jour, nos bêtes pâturaient. Elles sortirent de leur enclos pour dévaster un carré de choux nous appartenant ; en colère, je les fis déguerpir en vitesse et au hasard de mes coups de bâton. Une petite génisse courait moins vite que les autres, je la battais durement. Pour se sauver moins vite que les autres, cette pauvre bête devait sans doute être malade. En tout cas, elle creva deux jours après. Je me reprochais vivement de m'en être pris particulièrement à cette petite génisse.

Notre père aimait beaucoup ses bêtes qu'il soignait bien. Il les étrillait chaque matin. Les animaux aiment aussi la propreté. Sous l'étrille, ils éprouvaient du bien-être, et par des contorsions, favorisaient le passage de ce peigne un peu rude, mais qui leur faisait beaucoup de bien. Une bête venant de se faire étriller manifestait par des balancements de tête que le plaisir ressenti n'avait pas assez duré.

Au printemps surtout nos bêtes étaient heureuses, elles acquéraient un bon poil. Dans l'écurie, elles manifestaient du contentement quand on leur servait du maïs, de la luzerne, ou du trèfle.

Elles avaient aussi chacune leur caractère. La Rojou, forte, bien encornée, ancienne, n'admettait pas qu'une de ses suivantes la dépasse quand le troupeau se rendait aux champs. Si une jeune, encore peu familiarisée avec les usages, s'avisait de gambader devant, Rojou, par des coups de corne à droite, à gauche, obligeait vite l'indisciplinée à reprendre sa place.

En 1924, ma sœur avait seize ans ; souvent le dimanche, ses petites amies Valentine Gilbert et Georgette Cossard venaient la voir. Ma sœur était douce avec ses petites camarades. Elle commençait à porter toilette. Pour les fêtes de Pâques, elle avait eu un tailleur gris, et des souliers vernis, que hélas, elle ne devait guère porter.

De notre côté, mon frère et moi avions eu chacun un complet neuf, faits par le tailleur Paul Graslepois. Nos habits étaient de même couleur, kaki foncé. Quelques villageois disaient : «on dirait des Américains». Il est évident qu'au milieu des gens constamment vêtus de noir, nos habits contrastaient un peu.

La vieille bicyclette de mon père subissait mes tortures. Tantôt nous relevions le guidon, ou nous l'abaissions, ou nous l'élargissions, ou nous le rétrécissions, ou nous le tordions. La selle en subissait aussi, dans ses hauteurs et inclinaisons différentes. Naturellement, toutes ces innovations servaient à peu de choses ; elles découlaient du modèle du vélo de Pierre, ou de Jacques, vu la veille, ou le jour même.

Notre bicyclette était souvent en panne de pneu crevé. Cet incident en limitait l'emploi, ce qui n'était pas plus mauvais pour notre santé.

En travaillant dans un champ situé sur le bord de la route, entre la Connaie et le Bignon, je voyais souvent passer un propriétaire exploitant, Emmanuel Jousseaume, qui se rendait dans sa vigne avec sa fourche à bêcher. Il mettait un litre de Noah dans les poches de sa veste, un à droite, un à gauche ; en plus un petit baril de deux ou trois litres, retenu par son anse à l'extrémité du manche de sa fourche, qu'il portait sur ses épaules. En arrivant dans sa vigne, Jousseaume travaillait, buvait, et il buvait si bien qu'il n'avait pas assez de boisson pour parfaire son petit-déjeuner. Il devait se rendre dans sa cave à la Connaie, où il comblait sa ration quotidienne, laquelle n'était sûrement pas inférieure à dix litres. Jousseaume était de forte taille, il devait cependant mourir complètement alcoolique vers la cinquantaine.

Un jour mon père vit qu'un de ses petits cochons était malade. Il le tua pour ne pas le «perdre», et nous le mangeâmes sans plus de façon.

II n'était plus question de faucher les prés, ou les blés à la faux, ou à la faucille. Mon père avait acheté de Ludovic Bibard, le forgeron du bourg, une faucheuse-moissonneuse de marque «Hirondelle». Mon père était heureux de se servir de cette machine, et à tel point qu'il coupait toute sa récolte avant d'en lier ou faire lier une gerbe. Il avait tellement fauché à la main ! Toutefois, il faut admettre que le blé fraîchement coupé était plus facile à mettre en gerbe, autrement, la paille devenait brisante, et les liens cassaient. On y remédiait en les mouillant, mais il fallait apporter de l'eau. Mon père ne se hasardait pas sur cette machine. Il préférait conduire l'attelage. J'aimais beaucoup m'asseoir sur le siège disposé juste au-dessus de la roue droite, et manœuvrer la pédale du tablier, et le râteau servant à incliner les épis vers la lame. Les mouvements du tablier devaient être rapides, pour que les brassées réalisées soient nettes.

Toto, notre bon chien, trouvait cette machine bien étrange. Nous avions beau le chasser, il ne pouvait pas s'empêcher de grogner et de japper après cette machine. Par moment, sa hargne était telle qu'il se plaçait devant la lame quand la faucheuse était en action, au risque de se faire couper une de ses pattes, ou le bout de son museau.

Le bruit de la moissonneuse excitait aussi l'attelage. Mon père avait du mal à le suivre ; les vaches sont peut-être moins résistantes, mais plus rapides que les bœufs.

Je n'écris pas les circonstances qui précédèrent la mort de notre jeune sœur, ni les grandes souffrances qu'elle endura dans les neuf derniers jours de sa courte vie.

Elle fut ensevelie dans ses beaux habits blancs de sa première communion. Nous ne devions plus la revoir, sauf dans son souvenir, qui nous reste très fidèle.

Morte le 11 septembre 1923, au début de l'après-midi, pendant que son père et ses deux frères étaient en train de travailler dans le champ des Couardes, elle était enterrée à Saint-Martin-des-Noyers, à côté de ses aïeux paternels.

Dans ce triste événement, beaucoup de parents et d'amis nous assistèrent.

Après la cérémonie religieuse et l'inhumation, mon oncle maternel Eugène Guillet, en permission, et qui se trouvait dans sa tenue de gendarme, nous emmena au café Bretaud (Eugène Bretaud était le cousin germain de mon père). Notre marraine vint nous y chercher, et nous empêcha de consommer et de fumer, comme nous étions en train de le faire.

Tous les trois, nous retournâmes à la Rochette. Personne d'autre... Je commençais à me révolter de ce sort injuste. Tous les dimanches, soit après la première messe, soit après la grand-messe, je me rendais sur la tombe de ma sœur. Mon père et mon frère en faisaient autant. Le dimanche, mon frère et moi gardions la maison à tour de rôle.

Cette fin avait interrompu le projet de mon père, de placer mon frère en apprentissage comme ouvrier forgeron chez Ludovic Bibard, au bourg. Nos habits furent teints en noir. Cette opération les raccourcit, et comme à cette époque-là, nous grandissions, ils devinrent vite ridicules. L'automne 1923 vint. Les travaux des champs m'intéressaient : semailles du blé et de l'avoine, émondage des arbres et des haies, qui nous procuraient des fagots de bois et de la fourmille (fagots d'épines). Quand le bois de chauffage était insuffisant, mon père achetait un quart de bois dans la forêt du Détroit. De la Rochette, il y avait six à sept kilomètres pour y aller ; nous faisions ce chemin à bicyclette.

L'hiver, il fait bon travailler dans les bois par temps sec, et on y a appétit. Nous apportions des bonnes tranches de lard, et nous cassions la croûte à côté d'un bon feu. En coupant les bois, nous séparions les plus grosses branches, destinées à faire des pieux et des barrières, des menues branches destinées à faire des fagots. La «bouraille» et les feuilles mortes étaient aussi ramassées.

Au cours des veillées, au coin du feu, mon père faisait des paniers en osier, ou bien des «jaules», avec de la bourdaine et du châtaignier ; ces jaules servaient à mettre la nourriture du bétail (betteraves, choux). Mon frère et moi, nous lisions ; notre père aussi parfois, et pour ce, il tenait dans sa main gauche une lampe à pétrole très fumeuse. De temps en temps, nous allions aussi à la veillée chez nos voisins ; nous en recevions aussi. Une fois, nous allâmes jusque chez un jeune camarade de mon frère, le petit Begaudeau, au Moulinet, distant d'au moins six kilomètres, dont une partie en chemin de terre.

Au printemps, nous plantions nos pommes de terre, semions nos haricots, des melons, des citrouilles, du millet, du maïs ; puis au mois de juin, nous plantions nos betteraves, et peu après les choux.

En dehors du maïs et du millet, tous ces travaux se faisaient à la main.

Célestin Roger, de la Garmitière, d'un an mon aîné, eut l'idée de monter une équipe de football. A plusieurs, nous participâmes à l'achat d'un ballon. Nous allions jouer sur un terrain marécageux, à la Brenaudière. Nous jouions sans directive, sans aucune sorte de règle. En fin de partie, nous étions bien fatigués. Un dimanche, ma marraine me mit en garde contre ces excès. Mais nous étions heureux de nous mettre en culotte courte et de nous faire admirer par les quelques rares spectateurs.

Je commençais aussi à raser ma barbe naissante. Pendant cette opération, je me plaçais un peu en évidence, de façon que les personnes passant sur la route puissent voir Emmanuel Cornu se rasant...

Le rasoir ne passait pas sur la partie située sous le nez. Ce laissé pour compte, à la mode à ce moment-là, s'appelait «la mouche».

Toto, notre bon chien, vieillissait, et il devait être malade. Il avait beaucoup maigri, et son aspect devenait répugnant. Henri Blaineau, notre voisin, le pendit à l'aiguillon de la charrette. Une charge mise en arrière de ce véhicule le renversa en arrière, en soulevant l'aiguillon auquel Toto était attaché. De loin, nous vîmes mourir notre vieil ami. Nous l'enterrâmes dans l’ouche à côté de la maison.

Mon père cultivait à moitié-fruit deux champs situés près du bourg de St Martin, et appartenant à Ernest Bouancheau, le négociant dont j'ai parlé plus haut, homme fort sympathique et qui devait lui aussi être cruellement éprouvé peu de temps après. En effet, il perdit sa fille unique âgée de 15 ans, atteinte par la même maladie que ma sœur.

Afin de semer du blé dans un de ces deux champs, mon père débarrassa le terrain des choux, betteraves, choux-pommes, etc.. qui l'encombraient. Il transporta donc la moitié de ces produits dans le jardin de Mme Bouancheau mère, et ensuite nous nous rendîmes chez Ernest Bouancheau pour y charger du fumier. Au cours de cette opération, la vieille Bouancheau vint insulter mon père, prétendant qu'il avait laissé le chargement de légumes en désordre dans le jardin. Mon père n'avait rien à voir avec la mère Bouancheau ; il avait déchargé son tombereau là où on lui avait indiqué. Il ne répondit pas à cette vieille bourgeoise sans vergogne et sans retenue ; mais il s'en prit fermement, mais poliment à son fils Ernest, lequel était visiblement très gêné de cette histoire pour laquelle il n'y était visiblement pour rien.

Pendant notre séjour à la Rochette, nous allâmes à une mission à St Hilaire le Vouhis, distant de quatre kilomètres.

Chaque année, nous assistions au cours d'adulte, le soir pendant l'hiver.

Un jour que nous labourions dans le champ du Radou, mon père vit une perdrix sur son nid en bordure de la haie. Il se munit d'un sac, et tout en continuant de conduire ses vaches, il se jeta sur le nid, prit la perdrix, et la mit dans le sac. En arrivant à la ferme, l'oiseau fut mis en cage. La prisonnière mangeait bien. Au bout de quelque temps, je voulus prendre la perdrix dans ma main. En soulevant le dessus de la cage, la belle s'envola ; je restais tout pantois, ce qui fît rire mon père.

Peu de temps après la mort de Toto, un jeune cultivateur de St Hilaire le Vouhis nommé Frappier, de passage à la Rochette, nous proposa une petite chienne de berger, que nous appelâmes « Diane ». J'aurai l'occasion par la suite de reparler de cette bête très intelligente. En tout cas, elle nous fit une excellente impression dès le premier jour, impression qui ne devait jamais se démentir. Il fallait voir l'ardeur et l'adresse de ce jeune animal quand le bétail était conduit aux champs.

Diane s'accoutuma très vite avec ses nouveaux maîtres. La ferme de la Rochette fut mise en vente, et achetée par un nommé Blanchet, de St Hilaire le Vouhis. L'épouse de ce Blanchet était cousine issue de germains avec mon père (côté maternel). Ce Blanchet avait bien une soixantaine d'années. Nous étions en 1924.

Mon père envisageait donc de louer une autre ferme, par ailleurs. Il fut bien servi par le sort. Une vieille demoiselle de Sippé, nommée Guiard, de St Martin, cherchait à louer sa ferme de quinze hectares, à Sippé même. Sippé se trouve à un kilomètre de la Grève. Mlle Guiard était ravie de louer sa ferme à mon père, qu'elle connaissait depuis longtemps, et mon père fut ravi de cette aubaine, nous aussi d'ailleurs, qui connaissions bien ce coin de terre, où notre père et nous étions nés. Nous étions heureux de quitter la Rochette, où il nous était arrivé un grand malheur. Ce départ devait s'effectuer à la St Georges, 23 avril 1926, vers les moments où je me voyais conscrit.

La commune de St Martin était plus importante que celle de St Hilaire. Je me sentais diminué en étant conscrit dans cette dernière, et d'autre part, je n'y connaissais pas les jeunes gens de mon âge, ou alors par ouïe-dire, et sous de tels travers qu'une plume honnête se refuse à les décrire. Leur clan ne m'intéressait pas. Parmi les conscrits de St Martin, certains se pochaient régulièrement chaque dimanche ; toutefois, les connaissant, cela à mes yeux atténuait leurs défauts, et je me connaissais de bons camarades.

Le 23 avril 1926, nous quittâmes la Rochette. Le déménagement eut lieu, avec son cortège de bric-à-brac, de meubles entassés dans les charrettes, etc., etc... Notre parenté était encore venue nous aider, ainsi que nos futurs voisins Mercereau et Laboureur ; ces deux familles devaient se révéler fort sympathiques par la suite.

Encore une fois, nous traversâmes le bourg de St Martin. Cette petite ferme de Sippé était bien située. Sur une hauteur, à un kilomètre environ au sud de la Grève, on apercevait assez loin aux alentours. Les bâtiments quoique vieillots étaient assez vastes et en bon état. La maison d'habitation comprenait une salle commune et une belle chambre, deux beaux greniers spacieux à l'étage. Immédiatement contiguë, une laiterie-cave, puis un fournil-atelier bois-forge, dans le prolongement.

La grange était grande, avec une écurie de chaque côté, elle comprenait aussi le poulailler et la porcherie.

Dans l'ensemble, les terres étaient bonnes ; leur exploitation facile, sauf le champ de l'Etang-Neau, éloigné d'un kilomètre environ.

Ces lieux me plaisaient. Avant de partir en Charente, à l'âge de 4 ans, j'avais joué dans des champs, à Sippé, dépendant de la ferme de la Grève, berceau de ma famille, et je m'en souvenais fort bien. Mon père et mon frère étaient contents aussi.

Nous nous installâmes donc avec satisfactions dans notre nouvelle demeure.

La famille Mercereau se composait des parents, de leurs quatre fils : Emmanuel 26 ans, Alcide 24 ans, Gabriel 15 ans, et Marcel 10 ans. Tous, excellents camarades dont j'ai gardé le meilleur souvenir.

Eugène Laboureur, marié et père de trois petits enfants exploitait une petite ferme d'une dizaine d'hectares environ, lui appartenant. Manquant de bons conseils et de volonté, il devait mourir alcoolique bien avant d'avoir atteint la quarantaine.

La mère de Eugène Laboureur vivait avec sa sœur, Mlle Guiard, notre propriétaire, dame sympathique ; elles habitaient dans le même immeuble qu'Eugène Laboureur. Ces deux vieilles dames, âgées en 1926 de près de quatre-vingts ans, étaient les souffre-douleurs de leur belle-fille et nièce, la femme de Eugène Laboureur.

A peu de distance de la Garmitière et de la Grève, ma marraine et ma tante Florine, de la Grève, venaient souvent nous voir.

J'aimais beaucoup cette petite route qui allait de la Grève à Fougeré, pour s'enfoncer ensuite dans le sud du pays. Souvent je me suis demandé pourquoi ! Si je suis né à la Grève, ce n'est que vers l'âge de quinze ans que j'appris que mon grand-père paternel était originaire des Pineau St Ouen, et que le grand-père de mon grand-père était sorti de Bournezeau. Ces deux petites localités sont situées au sud de St Martin. Faut-il voir dans cet amour de route, un certain atavisme, je ne me sens pas capable de l'expliquer.

Je ne parlerai plus des travaux des champs, si ce n'est pour dire que mon père acheta une machine à planter les choux, à Ludovic Bibard. A ses débuts, cet instrument ne devait pas donner satisfaction. Sa mise au point ayant été faite par la suite, son emploi a été vulgarisé depuis.

Naturellement, le meilleur moyen de faire connaissance avec nos jeunes voisins, était de se livrer à la lutte avec eux. Ce jeu assez primitif consistait à se prendre à bras le corps avec un adversaire en essayant de le faire tomber et toucher les épaules à terre. Evidemment ce genre de sport convenait à deux joueurs sensiblement de même taille. J'éliminais facilement Emmanuel et Alcide Mercereau, mes aînés de six et quatre ans. Quand nous nous rassemblions entre conscrits, dans les villages, chez l'un et chez l'autre, nous nous livrions à ces jeux. Au préalable, les adversaires se mesuraient, examinaient leurs possibilités et leurs chances. Certains conscrits se récusaient. Invaincu jusqu'à la demi-finale, je devais être battu par Pierre Blanchet, un gars trapu et costaud, au terme du tournoi. Il avait une façon de faire qui me coupait en deux, et entravait tous mes mouvements d'attaque et de défense. Au beau temps, le soir, il nous arrivait d'aller à la pêche, avec le carrelet, dans les mares des environs, notamment dans une située vers la Guibretière, où nous fîmes une nuit une pêche fructueuse. Gabriel Mercereau, mon frère, et moi nous plaçâmes dans l'eau et dans la boue, nus comme des vers, et maintenant le filet entre deux, pendant que le troisième brouillait l'eau avec une perche de châtaignier. Nous avancions en même temps que les poissons chassés de l'autre extrémité avançaient vers notre filet tendu et maintenu à peu près à la verticale. Brusquement, nous le soulevions. Nous prîmes des carpes, des anguilles, des tanches. Mais tous ces poissons avaient goût de boue, nous en étions vite rassasiés. Mis en réserve dans une bassine d'eau, les poissons étaient l'objet des attentions de Minette, laquelle n'hésitait pas à tremper sa patte pour en croquer un spécimen.

Nous effectuâmes aussi quelques raids dans les mares de la Grève.

Pour le recensement de la classe 1928, nous nous fîmes inscrire à la mairie. Sur la demande du secrétaire de mairie, M. Servant, je répondis que je désirais servir dans l'Artillerie Lourde à Tracteurs.

Cette arme exigeait, comme je devais l'apprendre par la suite, de bons conducteurs d'autos, et de bons ouvriers en fer. L'infanterie aurait certainement mieux fait mon affaire, mais mon cousin Edmond Chaillou, qui avait eu son frère et son beau-frère tués dans l'infanterie pendant la guerre de 1914-1918, m'avait conseillé de demander cette arme, moins meurtrière disait-il.

Les conscrits se concertèrent pour acheter un drapeau, comme cela était de tradition. Chacun paya son écot. Naturellement, nos beuveries s'effectueraient dans les bistrots à la mode ; à ce moment les deux établissements en vogue étaient le café Renaudin, et l'hôtel Grignon. Des tournées chez nos camarades furent aussi organisées, ainsi que le ramassage de volailles, chez les jeunes filles de notre âge. Celles qui étaient devenues des dames nous donnaient un coq.

La collecte de ces volailles atténuait le prix du repas devant être pris à l'hôtel Grignon.

Plusieurs tournées furent organisées pour ramasser les volailles. Nous buvions ferme pour nous rafraîchir, ensuite pour nous réchauffer, et après pas mal de réchauffements et de rafraîchissements, l'équilibre se trouvait rompu chez certains. Chez des jeunes hommes de vingt ans, l'individualité est encore peu marquée ; les plus faibles singeaient les plus forts, et ce jusque dans les sottises.

Les conscrits portaient les volailles sur leurs épaules, au moyen d'un bâton enfilé entre les pattes attachées des malheureux volatiles. Les dernières ramassées souffraient un peu moins que les autres.

Au cours d'une tournée, nous passâmes chez Alfred Chatevaire, conscrit, au village de la Ménagerie. Bonne aubaine, les parents étaient absents ce dimanche-là. Nous fîmes de grandes jaunées, et ripaillâmes plus que de raison.

Celui qui attisait le feu, avec une fourche, s'en servait en même temps pour descendre et raccrocher le jambon suspendu au plafond, au hasard de l'appétit des invités. La graisse du jambon fondait au contact de la fourche rougie par le feu. Nous étions tous excités et avions des difficultés pour nous libérer des produits de nos digestions et de ses excédents.

Les goinfreries ne m'ont jamais bien intéressé, aussi je me souviens peu du repas qui suivit la collecte des volailles, et qui eut lieu à l'hôtel Grignon.

A dix-neuf ans, je subissais la visite médicale, au chef-lieu de canton, les Essarts. De un mètre soixante-dix de taille, et pesant soixante-dix kilos, je fus déclaré « bon » pour le service armé. Selon l'usage d'alors, les pères accompagnaient leur rejeton dans cette circonstance. Mon père fut satisfait du résultat et le communiqua aussitôt à la Brosse-Veilleteau, ferme des Essarts, où habitait sa sœur Séraphie.

Le conseil de révision était entouré d'un certain cérémonial. Le Préfet ou son délégué y assistait, ainsi que les médecins du canton, et un major de l'Armée. La Gendarmerie rendait les honneurs, puis remplissait les menues besognes : mensuration, pesée des conscrits, etc...

L'après-midi, un conflit s'éleva entre les conscrits des Essarts, et ceux de la Ferrière, commune du canton. Une rivalité existait entre ces deux communes depuis des lustres. Les conscrits des Essarts essayèrent de me prendre dans leur camp, pour bagarrer ceux de la Ferrière. Les deux groupes s'observaient à distance en s'injuriant et en vérifiant l'accroissement ou la diminution de leurs membres. Ne connaissant ni les uns ni les autres, je déclinais la démarche des conscrits des Essarts, un peu flatté cependant d'avoir été sollicité par eux, et je partis avec ceux de St Martin.

La vie militaire m'attirait, et j'éprouvais le besoin d'en connaître quelques rudiments avant d'arriver au régiment. Tous les dimanches, je me rendais donc au stand Payrodeau, à la Chaize-le-Vicomte, en bordure de la route de la Roche-sur-Yon, pour assister aux séances d'instruction et de sport données par un sous-officier d'activé.

Pour le sport tout allait bien : marcher, grimper, sauter, lancer, porter, courir, etc. , à la corde je franchissais très facilement un mètre quarante. Les théories sur l'armement me répugnaient un peu. Cette répugnance devait continuer à se manifester durant toute ma carrière militaire. J'aimais bien la topographie.

Je subissais avec succès, à la fin des cours, les épreuves du brevet de préparation militaire élémentaire, à la Roche-sur-Yon. Jeunes et mal guidés, nous mangeâmes et bûmes, le midi, un peu plus que d'habitude, alors que toutes les épreuves sportives n'étaient pas encore toutes terminées. Malgré tous mes efforts, je ne dépassais pas un mètre dix à la corde, alors que je franchissais régulièrement un mètre quarante.

Je complétais ce brevet par le brevet de cycliste obtenu en effectuant le parcours la Roche-Belleville, aller et retour, sur la route de Nantes. Cette épreuve m'avait fatigué. A son issue, j'allais revoir ma tante maternelle Augustine Dreneau, à St André d'Ornay, chez laquelle j'avais couché la veille, pour en repartir le matin suivant de très bonne heure. Croyant que les villes étaient remplies de coupe-jarrets, je ne me sentais pas trop sûr de déambuler seul, encore à l'aube, de St André à la Roche. Par la suite, j'étais fier de raconter à mes camarades de St Martin qu'il ne fallait pas avoir peur pour se promener seul la nuit, au chef-lieu de la Vendée.

Quel jour figurant dans l'histoire Sur la montagne et dans la vallée Les cloches à toute volée Ont sonné la grande victoire Si nos fils ont versé leur sang Si ces xxx ont pris les armes C'est pour voir ce jour éclatant

Observations Pierre GUILLET, grand-père époux JUTARD né en 1834. CORNU Séraphin père époux GUILLET né en 1863. GUILLET Marie épouse CORNU née en 1875. GUILLET Augustine épouse née en 1897.

Notre grand-père avait 29 ans de plus que notre père. Notre mère avait 12 ans de moins que notre père, et 41 ans de moins que son père. Tante Augustine avait 22 ans de moins que notre mère qui s'était remariée avec notre père en 1907, soit à l'âge de 32 ans. Tante Augustine avait alors 10 ans.

A noter qu'à une certaine époque, le grand-père GUILLET a dû se trouver veuf avec deux filles dont l'une et l'autre sont devenues veuves avec enfants à charge.

De plus les biens (terres) provenant du côté JUTARD (l'olivière sans doute), le grand-père a dû se trouver devant la réclamation de sa fille ou son gendre qui dut revendiquer la part de leur mère décédée, d'où obligation de vente.

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