Roger SORIN
===Témoignage d’Emile DURET appelé en Algérie===
Je venais d’avoir 20 ans le 29 décembre 1958 (classe 58 2/C) quand j’ai été incorporé, le 6 janvier 1959, au Camp de Saint Cyr Coëtquidan à Guer (Morbihan) dans l’arme du train. Après quelques jours, le temps de l’habillement et de l’équipement, j’ai rejoint le Camp d’Auvours (Sarthe) pour « faire mes classes » ; c’était l’hiver et ce fut assez dur.
Après les classes, retour au Camp de Coëtquidan où j’ai été affecté à la section camion U.55 qui servait à effectuer le transport des écoliers et des civils travaillant au camp la journée, et aussi la section bus pour les élèves officiers dans leurs différentes missions.
Je ne me souviens pas avoir rencontré d’autres appelés revenant d’Algérie pour connaitre leur sentiment, par contre, je me rappelle que la radio annonçait parfois des dizaines de morts par jour ce qui m’inquiétait beaucoup pour la suite de mon service militaire.
Début juillet 1960, je suis parti à Marseille pour embarquer vers l’Algérie, sur le « Kairouan », et débarquer à Alger 24 heures plus tard. J’ai été dirigé sur Bouïra au sud-est d’Alger, en Grande Kabylie, au PC du 19 è Régiment de Chasseurs à Cheval, et, dans la foulée, j’ai été affecté au 7è Escadron comprenant une centaine de militaires à Tiliouat à une trentaine de kilomètres au sud de Bouïra, dans une ancienne maison forestière ne disposant que de bâtiments vétustes, sans sanitaires dignes de ce nom, et dominant un village kabyle avec ses mechtas (maisons de terre ou de torchis).
J’ai tout de suite pris conscience que la France était très loin, mais très vite, il a fallu se rendre à l’évidence : on était là pour le reste de notre service militaire et bien obligés d’accepter la situation. Nous avions peu de contact avec la population locale et les distractions étaient rares. En dehors des opérations, il était nécessaire de prendre un repos bien mérité consacré notamment au courrier hebdomadaire pour la famille.
Le 7è escadron était en fait un commando de chasse ayant pour sigle « Kimono 4 ». Les commandos de chasse vivent comme les hors la loi qu’ils sont chargés de traquer, et aussi d’anéantir. Ce sont de petites unités autonomes adaptées à l’organisation militaire rebelle, héritées de l’expérience indochinoise et chargées d’occuper le terrain à tour de rôle avec les autres sections, afin de ne laisser aucun répit au F.L.N. sur un espace immense à savoir le Massif de Djurdjura où les principales opérations se déroulaient. J’ai été désigné comme tireur au fusil-mitrailleur 24-29, arme efficace mais lourde, trop lourde pour mes 59 kilos…
Le jour de la Toussaint 1960, suite à la punition de l’un d’entre nous, la section a été envoyée sur un piton en plein djebel pour y passer la nuit ; en fin de journée, la sentinelle a repéré deux individus avançant dans notre direction, l’un étant porteur d’un fusil, notre chef de groupe a blessé le porteur de l’arme, le mettant à terre, tandis que l’autre s’enfuyait, protégé par le maquis ; le blessé a été ramené sur le piton et interrogé avec un traducteur harki (algérien engagé dans les forces françaises pendant la guerre d’Algérie) ; malgré une souffrance de plus en plus grande, il n’a fait aucune confidence et est mort peu après.
Un autre fait marquant, parmi d’autres, s’est déroulé quelques jours avant Noël 1960. Suite à des renseignements, nous sommes partis, 7 à 8 appelés du contingent, avec notre chef de groupe, en embuscade de nuit, sur un site précis, bien camouflés. Après avoir attendu un certain temps, trois individus sont passés à quelques mètres de nous sans déceler notre présence ; après les sommations d’usage, des tirs ont été déclenchés, mettant deux hommes hors d’état de nuire. Le troisième s’enfuyant, n’a pas hésité à tirer en direction d’un camarade qui le poursuivait et a disparu sur un terrain qu’il connaissait apparemment très bien ; mais pour lui, ce répit a été de courte durée, car après son identification, il a été piégé par une mine bondissante et a perdu la vie. Quant à ses deux complices après avoir récupéré sur eux des documents intéressants sur leurs réseaux, pouvant faciliter d’autres opérations, la section est rentrée au camp en n’ayant pas le cœur à fêter Noël.
Le population semblait soumise, mais on décelait de la méfiance dans les regards et les comportements, surtout les adultes. Les enfants étaient plus souriants et n’avaient pas cette peur, surtout ceux qui avaient la chance d’aller à l’école avec un instituteur du contingent.
A part le littoral baigné par la Méditerranée, la plaine de la Mitidja et quelques autres sites remarquables, l’intérieur du pays était assez austère. Le terrain accidenté ne permettait aux habitants que de faire de maigres récoltes d’où une pauvreté constante ; les mechtas, miséreuses habitations, souvent partagées avec des animaux domestiques semblaient sortir d’un autre siècle, mais pour eux, c’était leur vie et leur trésor.
Finalement, on se trouve partagé entre notre devoir de militaire acceptant le pire et celui de civil que nous sommes mis entre parenthèses, il est difficile de trouver cet équilibre qui aurait pu rapprocher nos deux communautés, l’Histoire le dira peut-être un jour.
Début mars 1961, en fin de service et donc libérable, je suis affecté au poste de garde nord de la ville de Bouïra afin de contrôler les entrées et sorties de la population ; ce changement radical, l’environnement plus sécurisé, sans nuit à coucher dehors, a été très apprécié.
Fixé au 29 avril 1961 mon départ a été un moment de stress car le putsch du « quarteron de généraux à la retraite » déclenché quelques jours avant a failli compromettre notre retour au pays. Je me trouvais dans une gendarmerie lorsque j’ai vu des camions du 1er REP qui se dirigeaient vers Alger. C’est en écoutant la radio et l’appel du Général de Gaulle que j’ai appris la situation. Finalement tout est rentré dans l’ordre et j’ai rejoint mon domicile familial le 1° mai 1961.
Arrivé en Vendée, j’ai vécu, sans nul doute, un moment très fort que ce soit pour moi ou pour ma famille qui était heureuse de me savoir en bonne santé mais soucieuse aussi d’avoir des détails sur notre vie là-bas : la majorité d’entre nous n’était pas prête à se confier et cela est encore vrai aujourd’hui.
J’ai retrouvé assez vite la vie civile aidé en cela par mon entourage et par l’envie d’être financièrement indépendant. C’était une joie profonde de se sentir soulagé de ces contraintes militaires et de ne pouvoir penser qu’à l’avenir mais un coin de ma mémoire est resté et restera à jamais là-bas de l’autre côté de la Méditerranée.
Sur le moment j’ai eu des difficultés à décortiquer et à démêler mes sentiments ; avec le recul et au fil du temps qui passe, je pense personnellement à ces années, un peu volées pour ne pas dire perdues, qui, on le voit maintenant, comptaient double : années d’inactivité civile, années militaires inutiles.
Emile DURET
en cours de développement